Procédure d’enforcement de la FINMA en matière d’abus de marché : quelles garanties procédurales applicables ?

mardi 30 Oct 2018

De Fanny Margairaz

Le 23 juin 2017, la FINMA annonçait avoir clos une procédure d’enforcement portant sur de graves cas d’abus de marché dirigée contre un ancien membre de conseils d’administration de différentes entreprises industrielles suisses : des violations répétées et systématiques de l’interdiction posée par le droit de la surveillance d’utiliser des informations d’initié (art. 142 LIMF[1]) furent constatées et des gains indûment acquis confisqués à hauteur de 1,4 million de francs[2].

Par arrêt du 29 juin 2018, le Tribunal administratif fédéral (ci-après : le « TAF ») a confirmé la décision de la FINMA, tout en réduisant le montant de la confiscation à 1,2 million de francs[3].

Outre le caractère record des sommes confisquées, cet arrêt est intéressant parce qu’il s’agit du premier cas dans lequel la FINMA a sanctionné des violations du droit de la surveillance commises par un particulier qui n’exerçait pas dans un établissement soumis à sa surveillance prudentielle, compétence qu’elle détient en matière d’abus de marché depuis le 1ermai 2013 (art. 34 aLBVM, aujourd’hui 145 LIMF).

C’est donc également la première fois que le TAF a eu l’occasion de se prononcer sur la nature de la procédure d’enforcement menée par la FINMA dans le cadre de cette nouvelle compétence au regard de l’article 6 CEDH.

Pour mémoire, l’article 6 CEDH trouve application en présence d’une « accusation en matière pénale » (art. 6 al. 1 CEDH). De jurisprudence constante, l’existence ou non d’une telle accusation s’apprécie de manière autonome sur la base de trois critères, dits « critères Engel »[4], à savoir : 1) la qualification juridique de l’infraction en droit interne, 2) la nature même de l’infraction en droit interne, et enfin 3) le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé[5]. La qualification de la procédure en droit interne n’est donc pas déterminante et l’article 6 CEDH peut s’appliquer à des procédures que le droit interne qualifie par exemple d’administratives, si l’un ou l’autre des autres critères, alternatifs, est rempli.

La question a son importance puisqu’en cas de reconnaissance de la nature « pénale » au sens de l’article 6 CEDH de ce type de procédure d’enforcement, la FINMA se verrait contrainte de respecter les garanties procédurales qui en découlent, soit en particulier la présomption d’innocence, le principe in dubio pro reo, ou encore le droit de ne pas s’auto-incriminer. Or ces garanties entrent directement en conflit avec plusieurs principes régissant la procédure administrative, et en particulier l’obligation de collaborer imposée aux parties par l’article 29 LFINMA, sans laquelle l’activité de la FINMA serait fortement compliquée.

Dans l’arrêt précité, les recourants, soit l’ancien membre des conseils d’administration et sa société, se plaignaient précisément de ce que la FINMA avait retenu contre eux un manque de collaboration et violé de ce fait leur droit de ne pas s’auto-incriminer garanti notamment par l’article 6 CEDH. Le délit d’initié de l’article 142 LIMF constituait selon eux une « accusation en matière pénale » au sens de cette dernière disposition, de sorte que les garanties procédurales en découlant devaient leur être appliquées.

Sans les nommer expressément, le TAF analyse brièvement les deuxième et troisième critères précités (l’article 142 LIMF n’étant pas classé parmi les dispositions pénales de la LIMF, le premier critère n’est à l’évidence pas rempli). Sur la nature de l’infraction d’abord, le TAF relève que, contrairement à une infraction pénale, l’article 142 LIMF n’a pas pour objectif la répression d’un comportement fautif, mais uniquement la protection et l’égalité de traitement des acteurs du marché ainsi que la garantie du bon fonctionnement des marchés financiers[6]. Sur la question des sanctions ensuite, le TAF considère que la confiscation prononcée ne constitue pas une sanction au sens pénal, dans la mesure où elle a pour seul objectif de rétablir une situation conforme au droit[7]. Il en conclut que ni la norme de droit de la surveillance relative au délit d’initié ni la confiscation prononcée ne constituent une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 CEDH, de sorte que ce dernier n’est pas applicable.

Ces considérants ne sont à notre sens pas totalement satisfaisants, dans la mesure où ils omettent un certain nombre d’éléments.

S’agissant en premier lieu du critère de la nature de l’infraction, la jurisprudence considère en effet qu’est déterminant pour distinguer une norme pénale d’une norme disciplinaire le cercle des personnes concernées : lorsque la réglementation s’adresse, à tout le moins potentiellement, à l’ensemble de la collectivité, il s’agit d’un indice en faveur du caractère pénal de la norme[8]. En outre, le fait que le comportement visé puisse également être sanctionné pénalement constitue un autre indice en faveur de l’application de l’article 6 CEDH[9].

Or, contrairement au droit de la surveillance classique, l’article 142 LIMF ne s’adresse pas uniquement aux assujettis, mais vise bien « toute personne » qui le violerait (art. 145 LIMF). Le comportement qu’il sanctionne est en outre également pénalement réprimé par l’article 154 LIMF, les éléments constitutifs des deux dispositions se recoupant très largement. Il n’est donc pas exclu que l’infraction en elle-même ait un caractère pénal au sens de l’article 6 CEDH.

S’agissant ensuite du critère de la gravité de la sanction, la CEDH précise que la coloration pénale d’une procédure est subordonnée au degré de gravité de la sanction dont est a priori passible la personne concernée, et non à la gravité de la sanction finalement infligée[10].

Or, dans le cas d’espèce, la confiscation prononcée n’était pas la seule sanction qu’encouraient les recourants : à teneur de l’article 145 LIMF, leur étaient en particulier également applicables les instruments de surveillance prévus aux articles 32 (décision en constatation) et 34 LFINMA (publication d’une décision en matière de surveillance)[11]. Et comme le relève la doctrine, « il ne semble pas possible d’exclure d’emblée qu’une décision en constatation (et a fortiori la publication de cette décision) soit qualifiée de pénale au sens de l’art. 6 CEDH »[12]. La CEDH a en effet jugé qu’un simple blâme prononcé par la Commission bancaire française, mesure relativement proche d’une décision de constatation de la FINMA, constituait déjà une accusation en matière pénale[13]. Quant à la publication d’une telle décision, le Tribunal fédéral a jusqu’à présent laissé la question ouverte[14]. Une telle publication a toutefois en partie une portée infamante (l’expression « naming & shaming » est à cet égard parlante) pouvant dépasser la simple prévention de la répétition de l’infraction et devenir punitif, de même qu’elle peut gravement affecter l’avenir économique des personnes concernées, autant d’indices qui pourraient également plaider en faveur de la reconnaissance du caractère pénal d’une telle sanction[15].

Ces différents éléments ne sont malheureusement pas examinés par le TAF dans l’arrêt examiné. Nous ne pouvons qu’espérer qu’un recours ait été déposé à son encontre et que le Tribunal fédéral saisisse cette occasion pour clarifier de manière plus convaincante ces questions importantes.

 

[1]     Loi sur l’infrastructure des marchés financiers, RS 958.1.

[2]     Communiqué de presse de la FINMA du 23 juin 2017, https://www.finma.ch/fr/news/2017/06/20170623-mm-marktverhalten/.

[3]     Arrêt du Tribunal administratif fédéral, B-4763/2017, du 29 juin 2018.

[4]     Arrêt de la CEDH « Engel et autres c. Pays-Bas », du 8 juin 1976.

[5]     Arrêt de la CEDH « Dubus S.A. c/ France », du 11 juin 2009.

[6]     Arrêt du Tribunal administratif fédéral, B-4763/2017, du 29 juin 2018, consid. 3.3.

[7]     Arrêt du Tribunal administratif fédéral, B-4763/2017, du 29 juin 2018, consid. 3.3.

[8]     Arrêt du Tribunal fédéral 8C_417/2010 du 6 septembre 2010, consid. 4.2.2.

[9]     Arrêt du Tribunal fédéral 8C_417/2010 du 6 septembre 2010, consid. 4.2.2.

[10]   Arrêt de la CEDH « Dubus S.A. c/ France », du 11 juin 2009, consid. 37.

[11]    Mais non l’article 33 LFINMA (interdiction d’exercer).

[12]   Jacques IFFLAND, Les procédure d’enforcement de la FINMA, ou de la difficulté de coordonner les procédures coercitives administratives et les procédures pénales sous l’empire du nouveau CPP et de la LFIMNA, in : THEVENOZ/BOVET (éd.), Journée 2010 de droit bancaire et financier, 2011, p. 134. Notons toutefois que le caractère pénal d’une interdiction d’exercer (art. 33 LFINMA), sanction a priori plus grave, a été nié par le Tribunal fédéral (ATF 142 II 243, consid. 3.4., in JDT 2016 I 112). D’un avis contraire, not. : Guillaume BRAIDI, L’interdiction d’exercer selon l’art. 33 LFINMA a-t-elle un caractère pénal à l’aune de la CEDH ?, in QfLR 2/14 p. 11, p. 13 ; GOTTINI/VON DER CRONE, Berufsverbot nach Art. 33 FINMAG – Bundesgerichtsurteil 2C_739/​2015 vom 25. April 2016, in RSDA 2016, p. 640 ss, p. 647 ; Carlo LOMBARDINI, La protection de l’investisseur sur le marché financier, 2012, p. 422, no 48.

[13]   Arrêt de la CEDH « Dubus S.A. c. France », du 11 juin 2009, consid. 38.

[14]   Arrêt du Tribunal fédéral 2C_30/2011 et 2C-543/2011, du 12 janvier 2012, consid. 5.2.2. Pour le caractère pénal d’une telle publication : B-3759/2014 du 11.05.2015 consid. 4.1.2 ; B-5540/2014 du 02.07.2015, consid. 7.4.

[15]   Carlo LOMBARDINI, La protection de l’investisseur sur le marché financier, 2012, p. 422, no 52.

 

 

 

 

Les cas « d’abus du recours à la procédure de faillite » sont-ils pris à la légère ?

jeudi 18 Oct 2018

De Nathalie Ferland, LL.B, CPA auditeur, CA

L’actualité récente a montré que certains entrepreneurs causent plus de torts à l’économie qu’ils ne contribuent à générer des richesses. A ce titre, en 2017, les médias faisaient également état de fraudes de plus de CHF 3 mios (l’affaire UNIA) car les caisses de chômage auraient versées des indemnités indues suite à des mises en faillites frauduleuses. De nombreuses interpellations parlementaires ont été déposées à ce sujet mais aucune n’a donné lieu à des réformes suffisantes en la matière.

En Suisse, il est admis que les démarches de création des entreprises doivent demeurer simples pour stimuler l’économie et qu’il convient de protéger au maximum la sphère privée des entrepreneurs. Et si ces deux objectifs étaient incompatibles avec la lutte contre le recours abusif aux procédures de faillites ?

En 2015, les pertes résultant des liquidations se sont élevées à CHF 2,8 milliards[1]. Evidemment, les faillites ne sont de loin pas toutes frauduleuses mais le fléau des « faillites en chaîne », consistant à faire faillite à répétition pour se soustraire à ses engagements financiers existe bel et bien. Les intervenants qui y sont confrontés (offices des faillites (OF), registres du commerces (RC), syndicats, représentants patronaux, offices d’impôts, caisses de compensation) considèrent que ces cas sont fréquents et qu’ils seraient en augmentation depuis environ 10 ans. Les associations syndicales s’insurgent de leur impact sur les travailleurs (non paiement des salaires et des charges sociales, licenciements). Les représentants du patronat regrettent la concurrence déloyale induite par cette pratique.

Des « mesurettes » : modifications légales insuffisantes…

Depuis la motion Hans Hess de 2011[2] sur l’usage abusif de la procédure de faillite, des modifications des bases légales fédérales (CO, faillites, etc.) ont été apportées au terme de travaux d’expertises et de commissions[3].

Les principales modifications ont consisté en :

  • des changements visant à limiter la prise en charge du coût des réquisitions par les créanciers
  • la création d’un registre fédéral du commerce (Zefix) et la création d’un numéro unique des entreprises (IDE)
  • l’exigence à venir (2019) d’inscrire les numéros AVS des demandeurs d’inscription au RC

Les propositions suivantes, réalistes ou non, n’ont pas été retenues :

  • permettre aux RC un refus d’inscription en cas de faillite récente
  • fusionner les RC, prévoir une réorganisation du traitement des faillites aujourd’hui éclaté entre de nombreux offices cantonaux eux-mêmes rattachés aux ordres judiciaires cantonaux
  • tenir un registre public des personnes impliquées dans des faillites
  • mettre en place une taxe à l’inscription des sociétés pour constitution d’une « caution » visant à couvrir les frais de procédure de faillite ultérieurs
  • mettre en place une rémunération des liquidataires basée sur les résultats au lieu que ce travail soit réalisé par les OF étatiques
  • mettre en place des mesures obligatoires d’assainissement devant être démontrées par le failli
  • renforcer l’obligation légale de tenir une comptabilité et de faire réviser les comptes
  • rendre obligatoire la publication des comptes des sociétés dans un registre public
  • mettre sous tutelle de manière précoce les structures surendettées
  • instaurer une notion de « faillite excusable » et de « faillite non excusable » : servant à distinguer les dirigeants désireux de redémarrer une nouvelle entreprise et, le cas échéant de réduire leur champs d’action

D’autres interpellations ont été faites en la matière et ont été rejetées le plus souvent dû au manque de quantification de l’ampleur du phénomène ou par volonté de protéger la sphère privée des entrepreneurs (de bonne ou de mauvaise foi). Or, c’est précisément le manque d’informations disponibles et de bases légales plus restrictives qui empêchent les principaux acteurs de se coordonner pour lutter efficacement contre ces abus !

Qui se cache derrière ces structures…

Mais pour lutter adéquatement, encore faut-il pouvoir identifier les personnes physiques derrière ces structures. Pour les sociétés anonymes, le CO exige une représentation par une personne résidente en Suisse (art. 718 al. 4 CO) mais rien dans l’Ordonance fédérale sur le registre du commerce (OFRC) n’enjoint de vérifier la domiciliation des requérants à une inscription. Les sociétés anonymes peuvent être fondées soient par des personnes physiques ou par des personnes morales (art. 625 CO). Les actions émises peuvent être soit nominatives soit au porteur (art. 622 CO). Mais certains de ces prérequis sont manifestement contournables.

On remarque que certains prestataires de services[4] offrent directement, sur leur site web, la possibilité de créer des sociétés en Suisse pour rechercher des avantages fiscaux. Ils proposent une gestion intégrale des activités et des organes de direction depuis leurs bureaux afin manifestement pour contourner l’obligation du CO d’avoir des résidents suisses dans la direction. Ces prestataires serviraient-ils de prête-nom ou de « gestionnaires de paille » dans la gestion courante des sociétés nouvellement créées ?

Des vérifications par adresse aux RC permettent de voir que ces « professionnels » ont de nombreuses sociétés inscrites à leur nom ou au nom de leur fiduciaire. Il n’y a pas, dans la loi, de limite au nombre d’entreprises pouvant être sous la gestion d’une même personne ; mais est-il humainement possible qu’une même personne gère de faits plusieurs dizaines de sociétés à la fois ?

Si dans certains cas, l’activité de fiduciaire (aide comptable, gestion des salaires, révision, etc.) est bien réelle, dans certains cas il y a lieu de s’interroger sur la nature des mandats confiés et sur leur caractère effectif. Quoi qu’il en soit, dans les débats précédemment cités, cette thématique n’a pas été rapportée. Ainsi, n’y aurait-il pas lieu d’exiger que les entreprises aient leur propre adresse de domiciliation et ne serait-il pas opportun de vérifier que le mandat de fiduciaire n’outre passe pas l’esprit du code des obligations ?

On relève par ailleurs que certains de ces prestataires font la promotion de catalogues de structures disponibles à l’achat et vont même jusqu’à les qualifier explicitement de « coquilles vides disponibles à la vente ». Les bases légales en vigueur n’interdisent pas clairement le « recyclage » de structures inactives ou des coquilles vides déjà inscrites au RC.

Un récent rapport du Contrôle fédéral des finances[5] relève qu’un pourcentage important d’entreprises inscrites sont « inactives » et considère qu’une part importante des données des RC ne sont pas à jour. Les RC envoient à intervalle régulier des courriers aux entreprises inscrites et procèdent à certaines radiations dans certains cas d’absence de retour de courrier. Cette démarche n’est pas expressément prévue dans l’Ordonnance fédérale sur le registre du commerce. Outre ce type de vérification, les RC ont très peu des moyens d’actionpour procéder à des mises à jour pertinentes.

Autre point d’intérêt : le CO n’exige pas, et c’est normal, que l’intégralité des membres des organes soient résidents en Suisse. Or, l’ORC récemment révisée nécessite, à compter de 2019, l’inscription du no AVS des personnes physiques inscrites au RC (donnée qui ne sera toutefois pas publique toujours pour des considération de protection des données personnelles). Cette mesure ne semble pas correspondre à la réalité du terrain.

En définitive…

Les incohérences et les zones d’ombre sont nombreuses en la matière et même si certains changements légaux ont été apportés, des analyses plus approfondies doivent être menées afin que des actions pertinentes et coordonnées soient possibles.

 

 

[1]L’ouverture de la faillite : situation actuelle et mise en perspective (quand la responsabilité remplace le capital), Isabelle Cabloz, SZW/RSDA 4/2016

[2]Motion 11.3925s, Conseil des Etats (Hess Hans). Prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite du 29 septembre 2011 et acceptée par le CE le 5 décembre 2011.

[3]Rapport explicatif – Modification de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite (prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite), Département fédéral de la justice et police DFJP, Office fédéral de la justice OFJ, 22 avril 2015.

Rapport explicatif concernant la modification du code des obligations (droit du registre du commerce et adaptation des droits de la société anonyme, de la société à responsabilité limitée et de la société coopérative) ainsi que du droit de la surveillance de la révision – modernisation du registre du commerce et allégements pour les PME, 2012.

[4]Références aux sites web sur demande (les noms des prestataires dont les sites web ont été consultés sont tenus confidentiels dans l’article ainsi publié).

[5]Audit de la fiabilité des données du registre du commerce, Office fédéral de la justice, Contrôle fédéral des finances, CDF-16615, 16.04.2018, DelFin D3/2018.

 

 

 

La nécessaire évolution de l’administration des preuves numériques

lundi 08 Oct 2018

De Grégoire Tarrès

Les systèmes d’informations et leurs composantes sont devenus omniprésents dans nos vies, privées et professionnelles. Smartphone, achat par internet, ordinateur, domotique, whatsapp, dématérialisation, solution informatique, progiciel, logiciel, bureautique, fichier ; voici quelques mots qui évoquent à chacun quelque chose qui semble de prime abord on ne peut plus concret, voire anodin.

De par leur utilisation récurrente et leur facilité d’accès au sein de nos sociétés occidentales contemporaines, ces technologies des systèmes d’informations ne se limitent toutefois pas à faciliter, gérer, organiser, voire réguler, le quotidien du citoyen lambda. En effet, elles sont également devenues un vecteur de plus en plus présent dans la commission d’infractions, une nouvelle opportunité pour certains de transgresser les normes. Ainsi, il s’avère aujourd’hui difficile d’imaginer qu’une escroquerie, un abus de confiance ou une gestion déloyale puissent avoir été commis sans que « l’informatique » y ait joué un rôle, à un moment ou à un autre.

Dans ce cadre, il apparaît que l’expansion du recours aux moyens électroniques dans toutes les sphères de la vie et leur démocratisation (notamment en termes d’accès), conjuguées à une croissance exponentielle des volumes de données, représentent un enjeu actuel bien réel pour l’ensemble des intervenants de la chaîne pénale, dont les enquêteurs/analystes.

De la science forensique à l’inforensique

C’est le champ de la forensique qui s’occupe de l’étude des traces ayant pour origine une activité criminelle et qui aide la justice à se déterminer sur les causes et les circonstances de cette activité (Ribaux & Margot, inDupont & Leman-Langlois, en ligne). Cette science englobe diverses disciplines qui ont évolué au fil des années et au gré des avancées scientifiques. Une des dernières venues dans ce domaine est l’informatique, ayant donné naissance à ce que l’on appelle l’inforensique[1].

Si la formation des spécialistes en traces numériques ne fait que débuter, les discussions de savoir comment intégrer cette nouvelle discipline aux sciences forensiques ont déjà été entreprises. Il en ressort notamment que les éléments de preuve numérique, à l’instar d’autres types de traces, doivent servir les procédures d’enquête et que les conclusions des experts qui effectuent la récolte et l’analyse desdits éléments de preuve doivent être synthétisées au travers de rapports. Un groupe de travail mandaté par l’Organization of Scientific Area Committees for Forensic Science (OSAC) est par ailleurs arrivé à la conclusion que le type de traces n’importait finalement pas et que, par conséquent, la même systématique devait être appliquée aux traces matérielles (entendues au sens classique du terme) et aux traces numériques. En effet, l’objectif demeure toujours le même, à savoir de « répondre aux questions d’authentification, d’identification, de classification, de reconstruction et d’évaluation dans un contexte juridique » (Pollitt, Casey, Jaquet-Chiffelle & Gladyshev, 2018).

L’administration des preuves numériques

Au niveau juridique, il apparaît d’ailleurs que l’administration des preuves numériques ne repose pas sur une procédure légale spécifique. Une majorité de pays européens appliquent ainsi par analogie les procédures régissant l’administration des preuves matérielles à celles des preuves dites numériques (Insa, 2017 ; Granja & Rafael, 2015).

Si, pour Ademu (2013) d’ailleurs, le traitement d’une scène de crime numérique doit suivre les mêmes règles qu’une scène de crime traditionnelle, Accette et Duncan (2018) estiment toutefois que l’administration des preuves numériques doit comporter des informations supplémentaires à celle des preuves matérielles. Ces informations, aussi appelées « métadonnées », indiquent de manière succincte et synthétique le contexte et l’environnement d’acquisition des preuves numériques (Granja & Rafael, 2015).

Dans le but de garantir l’intégrité des preuves numériques tout au long de leur administration et d’assurer, en finalité, leur admissibilité devant un tribunal, Ademu (2013) propose un modèle agrégé des différents processus inforensiques existants.

Figure: The Conceptualised Digital Forensic Model (tiré de Ademu, 2013)

Même si sa recherche est technique et se focalise sur la sécurisation des preuves numériques, ce modèle met en avant le besoin d’interactions entre les traces et les enquêteurs/analystes. Elle met également en lumière, à l’instar des travaux de Pollitt et al. (2018), que la préservation constitue une étape fondamentale dans l’administration des preuves numériques et, in fine, dans leur admissibilité devant un tribunal (Ademu, 2013).

Si, dans un homicide à l’arme blanche, cette dernière doit être conservée dans son état originel, il est beaucoup plus complexe d’adopter le même postulat pour une donnée numérique. Vouloir appliquer rigoureusement ce principe à l’informatique légale soulèverait des enjeux quant à la valeur probante de ce type de preuve. En effet, la donnée numérique étant virtuelle, voire volatile (e.g la mémoire vive d’un ordinateur), il ne peut en être présenté qu’une réplique devant les tribunaux. Pour cette raison et dans une volonté de standardisation, certains travaux, à l’image du rapport de Thumma (2018), soulignent la nécessité de devoir, parfois, convertir certaines preuves d’un format propriétaire vers un format défini. D’autres déclinent des principes fondamentaux de l’administration de preuves numériques, à l’instar de Casey (2011) :

L’authenticité : Le principe que l’acquisition d’éléments de preuve n’altère pas ou peu l’élément original et que les modifications sont scrupuleusement documentées s’applique également à l’inforensique. La notion d’authenticité de la preuve, qui veut que celle administrée soit l’originale, est plus subtile dans le monde numérique. Comme souligné précédemment, elle n’est en outre pas toujours possible à garantir, notamment lors de l’acquisition de données volatiles ou lors de la récupération de données supprimées qui ne sont alors que des représentations des données et non pas les données originales elles-mêmes. Le maintien de la traçabilité de la preuve est dans ce sens un élément prépondérant.

L’intégrité : Le principe d’intégrité doit soutenir celui de l’authenticité en démontrant que la preuve présentée est bien celle acquise initialement. Cette comparaison est à ce jour généralement établie au moyen d’une empreinte numérique, appelée « hash ».

L’objectivité : La présentation d’une preuve numérique doit être objective et exempte de préconceptions. Dans l’idéal, elle doit être compréhensible pour et par elle-même.

Larépétabilité : Pour que l’on puisse qualifier la démarche de scientifique, l’analyse doit être répétable. Autrement dit, un autre expert doit être en mesure de réaliser une nouvelle analyse, laquelle aboutira aux mêmes résultats que la précédente. Dans le contexte des preuves numériques, la recherche et l’analyse des éléments de preuve doivent être précisément restituées. Le rapport d’expertise constituant un élément-clé des sciences forensiques, une documentation solide de la preuve numérique doit être appliquée.

Si Friedrich (2013) notamment, observe que la valeur probante des éléments de preuve numérique dépend très fortement de ces critères, il constate aussi, à l’instar d’autres (Pollitt et al., 2018 ; Ademu & Imafidon, 2012 ; Carrier, 2003), que des risques techniques et humains peuvent modifier, voire altérer, cet élément de preuve. Il en résulterait alors une subjectivité de sa réalité et de sa véracité. Il serait ainsi également nécessaire d’évaluer ces risques pour estimer à juste titre la force probante de la preuve numérique.

En conclusion, force est de constater que de nombreux enjeux existent dans le domaine de l’administration et, par conséquent, de l’admissibilité des preuves numériques devant les tribunaux. Dans ce cadre, des réponses organisationnelles, juridiques et techniques doivent être trouvées rapidement, ce d’autant que le vent de « digitalisation » qui souffle actuellement dans notre société ne fait qu’accroître le volume de ces « nouvelles » preuves.

Références                                                        

Accette, S., & Duncan, P. (2008). Administration de la preuve électronique. Les principes de Sedona. Canada : Ministère de la justice.

Ademu, I. O. (2013).A comprehensive digital forensic investigation model and guidelines for establishing admissible digital evidence. Université de East London : Travail de Master en philosophie.

Ademu, I. O., & Imafidon, C. (2012). The need for digital forensic investigative framework.International Journal of Engineering Science & Advanced Technology, 2(3), 388-392.

Carrier, B. (2003). Defining digital forensic examination and analysis tools using abstraction layers. International Journal of Digital Evidence, 1(4), 1-12.

Casey, E. (2011). Digital evidence and computer crime. Forensic science, computers and the internet(3èmeéd.). Londres : Elsevier.

Friedrich, C. (2013). Les nouvelles technologies dans la procédure pénale : aspects techniques et juridiques de ces moyens de preuve. Université de Genève : Thèse de doctorat en droit.

Granja, F. M., & Rafael, G. D. R. (2015). Preservation of digital evidence: Application in criminal investigation. Londres : Science and Information Conference (SAI).

Insa, F. (2007). The admissibility of electronic evidence in court (A.E.E.C.): Fighting against high-tech crime – Results of a european study. Journal of Digital ForensicPractice, 1(4), 285‑289.

Pollitt, M., Casey, E., Jaquet-Chiffelle, D.-O., & Gladyshev, P. (2018). A framework for harmonizing forensic science practices and digital/multimedia evidence. Gaithersburg : Organization of Scientific Area Committees for Forensic Science (OSAC).

Ribaux O. & Margot P. [en ligne]. Science forensique. In B. Dupont & S. Leman-Langlois (Dir.), Dictionnaire de Criminologie en ligne (http://www.criminologie.com/article/science-forensique).

Thumma, H. S. A. (Dir.) (2018). Report and recommendations of the Arizona task force on court management of digital evidence. Washington Journal of Law, Technology & Arts, 13(2), 165-201.

[1]Informatique légale ou criminalistique informatique.