Commerce clandestin d’espèces animales protégées : les lois pénales en Suisse sont-elles suffisantes ?

jeudi 11 Fév 2021

Par Maude Fluckiger

I. Introduction

Jusqu’à CHF 27’000.- : c’est le prix d’un châle en shahtoosh. C’est le prix du luxe, mais c’est également le prix du sang. La confection d’un de ces châles peut nécessiter de tuer entre deux et cinq antilopes du Tibet. Même si cet animal est listé dans la Convention de Washington[1] comme espèce menacée d’extinction depuis 1975, cela n’a pas empêché certains, attirés par l’appât du gain, de braconner ces animaux. La Suisse étant, bien contre son gré, un des acteurs principaux de ce commerce, nous allons, dans le cadre de cette contribution, nous intéresser aux dispositions pénales qui pourraient s’appliquer – dans ce cas comme d’une manière générale – s’agissant d’animaux protégés.

II. Cadre légal

Nous avons analysé le cadre légal applicable sur le territoire suisse à commencer par les règles applicables à l’international.

La Convention de Washington (ci-après : CITES), dont la Suisse est un des États partie, est en vigueur sur notre territoire depuis le 1er juillet 1975 déjà et réunit plus de 180 pays à l’heure actuelle. Celle-ci a justement été créée dans le but de préserver les espèces animales et végétales menacées d’extinction et commercialisées afin de pouvoir contrôler le nombre d’individus au sein de chaque espèce et en ralentir la disparition. À cette fin, elle cite toutes les espèces concernées ou qui pourraient être concernées dans ses annexes I, II et III et règlemente dans quelles conditions celles-ci peuvent être importées ou exportées (p. ex : permis d’importation ou d’exportation ou certificat de réexportation).

L’art. IX de la Convention de Washington impose aux Parties de désigner un ou plusieurs organes chargés de délivrer les permis et les certificats. Pour la Suisse, l’organe qui applique la CITES est l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (ci-après « OSAV »), en collaboration notamment avec l’Administration fédérale des douanes et de la division Affaires internationales de l’OFEV (Office fédéral de l’environnement). L’application de la Convention de Washington sur le territoire suisse est régie par la Loi sur les espèces protégées[2] (ci-après : LCITES), qui fixe, entre autres, les normes pénales applicables en cas d’infraction.

L’art. 26 al. 1 LCITES dispose que la peine peut être une amende de l’ordre de CHF 40’000.- notamment pour « […] quiconque enfreint intentionnellement les art. 6, al. 1, 7, al. 1 ou 11, al. 1 […]. ». L’alinéa 2 prévoit un cas grave, qui peut être puni par une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Ce dernier est donné lorsque « l’infraction porte sur une quantité telle de spécimens d’espèces inscrites dans l’annexe I CITES que l’espèce est menacée d’extinction. »[3] ou quand « l’infraction est commise par métier ou de manière répétée. »[4]. Une ordonnance d’exécution[5] ainsi que l’Ordonnance sur les contrôles CITES[6] viennent encore compléter la LCITES, mais surtout dans le domaine du droit administratif.

Notons que le Parlement suisse a adopté, en date du 13 décembre 2016, la motion Barazzone[7] qui propose une révision de la LCITES, notamment par un durcissement des sanctions pénales. Celle-ci prévoit que « les infractions intentionnelles seront à l’avenir considérées comme des délits, et non plus comme des contraventions. S’agissant des infractions commises par métier ou en qualité d’affilié à une bande, elles constitueront des crimes et du même coup des infractions préalables au blanchiment d’argent »[8]. Cette révision a été approuvée par le Conseil des États le 9 décembre 2020[9] et entrera vraisemblablement en vigueur le 1er janvier 2022.

D’autres dispositions pénales en lien avec le droit pénal de l’environnement sont applicables en Suisse, mais elles se trouvent toutes dans diverses lois environnementales, telles que la Loi sur la protection de l’environnement[10] ou la Loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage[11], et n’affectent donc que les domaines auxquelles elles s’appliquent. La législation sur la chasse et pêche, en particulier la loi sur la chasse[12], protège en outre certaines espèces contre l’abattage en Suisse mais n’en règle pas le commerce avec l’étranger.

Quant au Code pénal suisse, il ne règlemente aucune infraction ayant trait au droit pénal de l’environnement, à l’exception des crimes ou délits contre la santé publique (p. ex : contamination d’eau potable), et ne règle donc à fortiori pas la situation s’agissant du trafic d’espèces protégées.

III. Analyse

Comme nous l’avons vu, en Suisse, la question du commerce international de faune et de flore protégées est réglée uniquement par la LCITES et les ordonnances y relatives. Cela présente de fait l’avantage d’une certaine uniformité dans la mise en œuvre de la loi.

En revanche, les dispositions pénales prévues par la LCITES nous paraissent – à tout le moins en leur état actuel – relativement légères, en comparaison avec d’autres pays d’Europe comme la France ou l’Allemagne. Cet aspect a d’ailleurs valu à la Suisse la place peu enviable de « plaque tournante du commerce international »[13] dans ce domaine, ceci même si beaucoup de mes marchandises illégales ne font que transiter par son territoire. En cela, la modification de la LCITES, qui sera probablement adoptée dans l’année à venir, s’annonce comme plus en adéquation avec les normes de nos voisins et pourrait plus facilement dissuader les différents acteurs de ce commerce de persévérer dans cette voie.

Cela s’inscrirait également dans la même ligne que ce qui est envisagé ou a déjà été entrepris sur le plan international. En effet, de plus en plus de voix s’élèvent pour que le crime d’écocide soit reconnu comme le cinquième crime contre la paix. En attendant, depuis le 15 septembre 2016, le Tribunal international de La Haye peut d’ores et déjà s’occuper de certaines infractions perpétrées contre l’environnement.

Enfin, nous avons constaté que, comme l’a d’ailleurs mis en avant un article paru dans le magazine « l’environnement »[14], « juger un délit environnemental requiert […] de l’expertise tant en droit pénal qu’environnemental. Mais les autorités concernées disposent rarement de connaissances approfondies dans les deux domaines : autant les procureurs sont spécialistes en droit pénal, autant les autorités environnementales maîtrisent davantage le droit administratif. Cette répartition des compétences a beau être voulue par le législateur, elle constitue un vrai défi dans la pratique ». Cet aspect constitue un sérieux frein dans la bonne application de la loi dans la mesure où plusieurs acteurs spécialisés en droit pénal et en droit administratif doivent se réunir et se coordonner. Cela pourrait expliquer pourquoi les autorités judiciaires compétentes ne s’appuient pas complètement sur ces différents outils dans le cadre de leurs plaintes et décisions pénales.

IV. Synthèse et conclusion

A l’heure du bilan, force est de constater que les lois pénales suisses actuellement en vigueur s’agissant du commerce clandestin d’espèces animales protégées ne sont pas assez percutantes, même si la révision de la LCITES nous apparaît comme un pas dans la bonne direction, à tout le moins pour empêcher une hausse des transactions, voire pour en abaisser le nombre.

En principe, les normes pénales ont valeur non seulement de sanction, mais également « d’avertissement », de ce qui est toléré par la société ou non. Dans le cas d’espèce toutefois, ces aspects sont manifestement contrebalancés par l’appât du gain, les acteurs faisant fi de la morale environnementale. Or, la morale, s’agissant en particulier d’environnement, semble encore peiner à se concrétiser en droit matériel en attendant qu’un jour, peut-être, le crime d’écocide soit reconnu comme crime contre la paix.

En attendant d’autres éventuels développements législatifs, il faudra donc compter sur l’évolution de l’opinion publique et des habitudes de consommation pour freiner efficacement un commerce trop lucratif pour s’arrêter de lui-même. A défaut, il n’est pas certain que les antilopes du Tibet et leurs congénères courront encore longtemps.


[1] Convention internationale du 3 mars 1973 sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES ; RS 0.453).

[2] Loi fédérale du 16 mars 2012 sur la circulation des espèces de faune et de flore protégées (LCITES ; RS 453).

[3] Art. 26, al. 2, let. a LCITES.

[4] Art. 26, al. 2, let. b LCITES.

[5] Ordonnance du 4 septembre 2013 sur la circulation des espèces de faune et de flore protégées (OCITES ; RS 453.0).

[6] Ordonnance du DFI du 4 septembre 2013 sur le contrôle de la circulation des espèces de faune et de flore protégées (Ordonnance sur les contrôles CITES ; RS 453.1).

[7] BO 2016 CE 15.3958 ; www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia- vista/geschaeft?AffairId=20153958.

[8] Message du Conseil fédéral du 18 septembre 2020 ; FF 2020 7703.

[9] BO 2020 CE 20.071 ; www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die- verhandlungen?SubjectId=51114.

[10] Loi fédérale du 7 octobre 1983 sur la protection de l’environnement (LPE ; RS 814.01).

[11] Loi fédérale du 1er juillet 1966 sur la protection de la nature et du paysage (LPN ; RS 451).

[12] Loi fédérale du 20 juin 1986 sur la chasse et la protection des mammifères et oiseaux sauvages (LChP ; RS 922.0).

[13] Rapport de l’organisation « Protection Suisse des Animaux », 2016, [en ligne] http://www.protection-animaux.com/animaux_sauvages/peaux_reptiles/pdf/rapport_cuirs_reptiles.pdf [consulté le 17 décembre 2020].

[14] Magazine « l’environnement, les ressources naturelles en Suisse », édité par l’Office fédéral de l’environnement, numéro 1|2018 « Criminalité environnementale », p. 8 et ss, [en ligne] www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/droit/dossiers/magazin2018-1-dossier.html [consulté le 16 décembre 2020].