Saga des rétrocessions : les gérants de fortune s’exposent désormais à des sanctions pénales pour gestion déloyale (art. 158 CP) en cas de violation de leurs devoirs d’information et de restitution

lundi 24 Juin 2019

De Déborah Hondius

Jusqu’à il y a maintenant une douzaine d’années, la place financière suisse était encore le terrain de jeu favori des gérants de fortune indépendants. Il était en effet à cette époque usuel et communément admis que ceux-ci soient rémunérés par les banques pour leurs apports de clientèle, et cela à l’insu de leurs clients.

Ces rémunérations parfois très substantielles et plus connues sous le terme de rétrocessions, étaient perçues par les gérants notamment dans le cadre de mandats de gestion conclus avec leurs clients. Le client déposait ainsi ses avoirs sous gestion auprès d’une banque dépositaire, lui ayant été le plus souvent recommandée par son gérant externe, lequel était ensuite, en contrepartie, rémunéré par la banque dépositaire (généralement sous forme de pourcentage du patrimoine sous gestion ou des bénéfices générés par la gestion) sans que le client n’en ait jamais connaissance. Il n’était pas rare que les rétrocessions perçues par les gérants indépendants se chiffrent en millions de CHF, encaissés en sus des frais de gestion convenus avec leurs clients.

Il en allait par ailleurs de même pour les banques désignées gestionnaires des avoirs de leurs clients, qui percevaient également à leur insu des rétributions de fonds de placement notamment ou d’autres distributeurs de produits financiers, dans lesquels elles avaient investi les avoirs de leurs clients.

Nonobstant la problématique évidente de conflits d’intérêts posée par ces mécanismes d’incitation, la pratique n’avait jamais été jugée comme étant contraire au droit par les tribunaux suisses.

Un premier arrêt rendu par le Tribunal fédéral le 22 mars 2006 en matière civile avait ainsi fait grand bruit[1] ; le Tribunal fédéral avait en effet jugé, créant la surprise, que les gérants de fortune, en leur qualité de mandataire, étaient tenus, conformément à leur devoir d’information, d’annoncer les rétrocessions perçues à leurs mandants, respectivement de les leur restituer, à moins qu’ils n’y aient valablement renoncé. Ceci en conformité avec l’obligation de reddition de compte incombant au mandataire prévue à l’art. 400 du Code des obligations. Les gérants s’exposaient ainsi à des actions civiles de leurs clients, ceux-ci étant désormais légitimés à réclamer le remboursement de rétrocessions perçues à leur insu et pour lesquelles aucune renonciation valable n’était intervenue.

Dans un arrêt daté du 29 août 2011[2], le Tribunal fédéral avait au surplus précisé que pour être valable, la renonciation aux rétrocessions impliquait que le client ait été dûment informé de leur ampleur (soit de leurs paramètres de calcul et de leurs montants estimés), notamment par le biais de clauses spécifiques intégrées dans les contrats liant les gestionnaires à leurs clients.

Le caractère pénal de la violation du devoir d’information et de restitution était en revanche lui toujours demeuré incertain, aucune affaire n’ayant été portée jusqu’au Tribunal fédéral à cet égard. Il était en tout état de cause difficile pour la place financière suisse d’imaginer que les tribunaux puissent aller aussi loin.

Le Tribunal fédéral a toutefois mis fin au suspense par un arrêt de principe rendu le 14 août 2018[3], jugeant que la violation, par le gérant, du devoir d’informer son client des rétrocessions perçues, respectivement de les lui restituer, était constitutif d’un acte de gestion déloyale au sens de l’art. 158 du Code pénal (CP) et ainsi passible d’une peine privative de liberté de trois ans au maximum ou d’une peine pécuniaire, voire d’une peine privative pouvant aller jusqu’à cinq pour le cas où il aurait agi dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un enrichissement illégitime.

Il était dans cette affaire question d’un gérant de fortune indépendant, désigné en 2007 curateur d’homme âgé incapable de s’occuper de ses affaires. En raison de la crise financière de 2007, ce gérant, qui avait d’autres clients, avait causé d’importantes pertes à ces derniers de même qu’à son pupille. Il avait cela étant dissimulé ces pertes à ses clients au moyen de faux relevés de compte et tenté de compenser les pertes des uns par les avoirs des autres. A compter de janvier 2009, il avait effectué des investissements particulièrement risqués au moyen des avoirs de son pupille pour plusieurs millions de CHF, contrairement au profil d’investissement conservateur initialement convenu, lui causant par là un préjudice de plusieurs millions de CHF également. Le gérant prélevait aussi sur le compte de ses clients, dont celui de son pupille, des honoraires de gestion d’un montant supérieur à sa rémunération prévue contractuellement et s’était notamment par ce biais offert une villa en Italie. En outre, le gérant avait perçu, à l’insu de son pupille, un montant de CHF 400’000.- environ à titre de rétrocessions de la banque dépositaire des avoirs du pupille.

Les tribunaux valaisans avaient ainsi condamné le gérant pour abus de confiance (art. 138 CP), gestion déloyale (art. 158 CP), faux dans les titres (art. 251 CP) et blanchiment d’argent (art. 305bis ch. 1 CP) à une peine privative de liberté de quatre ans et six mois. Le gérant avait fait recours contre cette décision jusqu’au Tribunal fédéral, lequel a confirmé l’arrêt entrepris.

Nonobstant les circonstances particulières du cas ayant fait l’objet de l’arrêt de principe précité, la règle en matière pénale est désormais cardinale et sera sans nul doute rigoureusement appliquée par les tribunaux saisis de la question. Les procureurs cantonaux ont en tout état de cause d’ores et déjà entrepris d’instruire de tels cas. Il est par ailleurs probable que les clients lésés puissent réclamer le remboursement des rétrocessions perçues par leurs gérants depuis 2006 à tout le moins, compte tenu de la première jurisprudence en matière civile rendue cette année-là par le Tribunal fédéral.

Ainsi, les gérants de fortune seraient dès à présent bien avisés de veiller à libeller correctement les clauses de renonciation aux rétrocessions dans les contrats passés avec leurs clients et ces derniers de leur côté de se renseigner auprès de leurs gérants sur la possibilité qu’ils aient perçu des rétrocessions à leur insu et d’en réclamer le remboursement cas échéant.

Cette jurisprudence s’inscrit manifestement dans la tendance actuelle visant à assurer davantage de transparence entre les gérants, les intermédiaires financiers et leurs clients. Il est intéressant de relever à cet égard que la nouvelle Loi fédérale sur les services financiers du 15 juin 2018 (LSFin[4]), qui entrera en vigueur le 1er janvier 2020, autorisera, au niveau réglementaire, les prestataires de services financiers à accepter des rétrocessions de la part de tiers liées à la fourniture de services financiers, pour autant qu’ils en aient expressément informé leurs clients et que ceux-ci n’y aient pas renoncé[5].

[1] ATF 132 III 460.

[2] ATF 137 III 393.

[3] Arrêt du Tribunal fédéral 6B_689/2016 du 14 août 2018 publié aux ATF (ATF 144 IV 294).

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2018/3733.pdf

[5] Ibidem, art. 46 LSFin.