Sans octroi d’avantage il n’y a pas d’acceptation d’avantage : quid des lois causales ? Affaire Pierre Maudet

mercredi 20 Avr 2022

Par Nora Paz Ruiz, étudiante du MAS en Lutte contre la criminalité économique

Un fait divers qui a été au cœur de tous les ménages suisses au moins une fois lors de ces trois dernières années fut l’affaire Pierre Maudet et la discussion autour de son voyage à Abu Dhabi en 2015. Juridiquement, l’affaire soulève la question de l’acceptation d’un avantage. En vertu de l’article 322 sexies du Code Pénal Suisse (CP), il y a acceptation d’un avantage lorsque : « Quiconque, en tant que membre d’une autorité judiciaire ou autre, en tant que fonctionnaire, en tant qu’expert, traducteur ou interprète commis par une autorité, ou en tant qu’arbitre, sollicite, se fait promettre ou accepte un avantage indu, en sa faveur ou en faveur d’un tiers, pour accomplir les devoirs de sa charge est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire ».

Dès lors, il y a lieu d’analyser, sur la base de l’affaire Pierre Maudet, les différents points clés de cet article de loi. L’affaire concerne un conseiller d’Etat de Genève qui a accepté un voyage, mais est-il pour autant indu ? Et enfin cela a-t-il eu pour effet de modifier l’accomplissement des devoirs de sa charge ?

Acceptation d’un avantage

En nous concentrant sur l’octroi (art. 322quinquies CP) et l’acceptation d’avantage (art. 322sexies CP), nous remarquons que ces dispositions pénales visent à encadrer les manœuvres ayant pour visée l’influence favorable de l’agent public à exercer les devoirs de sa fonction. Pour autant, il n’y a aucune violation de ceux-ci (contrairement à la corruption passive, art. 322 quater, qui est punie plus sévèrement). L’unique but est ainsi d’accélérer ou garantir l’obtention du service de l’agent public[1]. Les cadeaux de faible valeur ne sont en général pas concernés. Nous parlons donc plutôt d’avantages de type : « alimentation progressive » ou « entretien d’un climat propice », signifiant que le corrupteur n’attend pas un service concret et direct de la part du corrompu (l’agent public), mais tous deux savent que le cadeau est offert en vue de la réalisation du travail de ce dernier[2].

Enfin, il est à noter que l’acceptation d’un avantage doit être intentionnelle. L’agent public a conscience, réalise et accepte le cadeau afin d’effectuer le devoir de sa charge. Autrement, il ne sera pas puni[3].

Retour sur l’affaire Pierre Maudet

Début 2021, Pierre Maudet fut condamné par le Tribunal de police de Genève à payer la valeur du voyage en compensation, soit 50’000 CHF[4]. Alors que ses finances personnelles lui auraient aisément permis de payer ledit voyage, le conseiller d’Etat a « par convenance personnelle et facilité » accepté celui-ci, a relevé la présidente du tribunal. Le fait qu’il ait envisagé et accepté le risque de se faire influencer dans l’accomplissement de ses devoirs est un manquement selon le Tribunal de police[5].

Pierre Maudet fit ensuite appel auprès de la Chambre pénale d’appel et de révision. Le 11 janvier 2022, le conseiller d’Etat a été acquitté. L’acceptation d’un avantage n’a pas été retenue[6]. Le verdict reprit en substance que l’accusé, ainsi que son bras droit, avaient bien accepté un avantage indu, mais qu’ils ne l’avaient pas fait avec l’intention et l’idée que cela modifierait les devoirs de leur charge[7].

Quid des lois causales ?

Dans les faits, la cour n’a pas reconnu les deux personnes ayant participé à l’organisation du voyage comme autrices de l’octroi d’un avantage dans l’affaire Pierre Maudet, que cela soit à titre principal ou accessoire, bien que leurs agissements n’aient pas été sans arrières pensées. Pierre Maudet n’a donc pas pu être accusé d’avoir accepté un avantage. On en déduit qu’il ne peut y avoir acceptation d’un avantage sans octroi d’un avantage en premier lieu (juridiquement parlant)[8].

Il me parait intéressant de se pencher sur les lois causales afin de discuter de la direction causale de la cour d’appel, d’un point de vue un peu plus moral. En effet, la loi causale pose comme relation de cause à effet que, par exemple, A engendre B. Il existe quatre formes de causalité à débattre pour chaque relation.

  • La causalité directe, soit le postulat de base : A (octroi d’un avantage) cause B (acceptation d’un avantage).
  • La causalité inverse : B cause A ?
  • La causalité réciproque : A cause B et B cause A.
  • La causalité affaiblie : A cause B et B diminue A.*

*La causalité affaiblie n’est ici pas cohérente et donc ne sera pas discutée.

La causalité directe affirme que l’octroi d’un avantage engendre l’acceptation de celui-ci. Ce postulat est certes très peu contestable. En effet, lorsque quelque chose est offert, l’interlocuteur peut soit le refuser, soit l’accepter. Cela est certainement le raisonnement logique et facilement admis : une personne accepte quelque chose qui a été offert. Ou à l’inverse, si on estime donc que rien n’a été offert, la personne en face n’aura pas le loisir de réfléchir à accepter ou refuser. C’est ici la direction causale retenue par la cour d’appel : l’octroi engendre l’acceptation, sans octroi il ne peut y avoir d’avantage.

Il parait intéressant de débattre sur la causalité inverse, qui stipulerait que l’acceptation d’un avantage engendre l’octroi de celui-ci. Nous parlerions donc d’un agent qui pense accepter un avantage, bien que rien n’ait été explicitement offert. Toutefois, et par conséquence, la personne qui l’offre se voit accusée d’octroi d’un avantage. Comme dit précédemment, l’infraction d’acceptation d’un avantage est une infraction intentionnelle. Dès lors, si l’agent public accepte le risque de modifier ses intentions ou ses motivations à effectuer son travail, de perdre son impartialité, les conséquences ne devraient-elles pas être appliquées ?

Finalement, la causalité réciproque affirme que l’octroi engendre l’acceptation et l’acceptation engendre l’octroi. Cette causalité peut être retenue pour autant que l’on tienne pour vrai, acceptable ou même vraisemblable la causalité directe ainsi que la causalité inverse débattues plus haut.

Conclusion

Cette affaire n’a peut-être pas terminé d’alimenter les discussions. Elle soulève un lot de questions à débattre éthiquement : Peut-on réellement faire confiance à quelqu’un qui a menti et accepté un voyage qu’il ne se serait probablement jamais vu offrir[9] ? Une personne peut-elle accepter quelque chose qui n’a pas été offert en premier lieu ?

D’un point de vue juridique, le Code pénal est là pour sanctionner les infractions les plus graves. Le monde politique n’est pas un monde tout noir ou blanc. De ce fait, et bien que nos lois soient faites pour être le plus impartiales possible, il n’y aura jamais d’article de loi parfait pour chaque affaire et de décision indiscutable ! Il n’y a toutefois pas lieu de penser que les bases juridiques suisses soient faibles en ce qui concerne la corruption, car une affaire fait parler d’elle et se retrouve ainsi hautement médiatisée[10].

Pour revenir à cette causalité inverse, il parait difficile de délimiter cette pensée, tout comme difficile de comprendre comment le prouver. Or ce n’est pas parce que quelque chose ne peut être prouvé juridiquement, que l’intention ne se trouve pas sous-jacente. Le facteur humain, comme dans bien des domaines, est un facteur très important à prendre en compte. L’esprit est insondable, une partie d’inconnu demeurera dans chaque affaire… Et vous, cette causalité inverse vous parait-elle défendable ?


[1] Mazou, Miriam. 2018. Affaires Maudet et peut-être Broulis: acceptation d’un avantage, de quoi parle-t-on ? Le Temps. [En ligne] 13.09.2018. [Consulté le : 01.02.2022]. Disponible à l’adresse : https://blogs.letemps.ch/miriam-mazou/2018/09/13/affaires-maudet-et-broulis-octroi-et-acceptation-dun-avantage-de-quoi-parle-t-on/.

[2] International Transparency. Glossaire. Transparency International. [En ligne] [Consulté le : 25.01.2022]. Disponible à l’adresse : https://transparency.ch/fr/glossaire/.

[3] Ibidem nbp 1.

[4] Citroni, Fabiano. 2021. Pierre Maudet reconnu coupable d’acceptation d’un avantage pour son voyage à Abu Dhabi. RTS info. [En ligne] 23.02.2021. [Consulté le: 25.01.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.rts.ch/info/regions/geneve/11995184-pierre-maudet-reconnu-coupable-dacceptation-dun-avantage-pour-son-voyage-a-abu-dhabi.html.

[5] Ibidem nbp 4.

[6] Mansour, Fati. 2022. Pierre Maudet est acquitté sur toute la ligne en appel. Le Temps. [En ligne] 11.01.2022. [Consulté le : 25.01.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.letemps.ch/suisse/pierre-maudet-acquitte-toute-ligne-appel.

[7] Ibidem nbp 6.

[8] Ibidem nbp 6.

[9] Le Temps, 2022. «L’affaire Maudet était un problème politique, et non judiciaire»: les réactions à son acquittement. Le Temps. [En ligne] 11.01.2022. [Consulté le : 01.02.2022.] Disponible à l’adresse : https://www.letemps.ch/suisse/laffaire-maudet-etait-un-probleme-politique-non-judiciaire-reactions-acquittement.

[10] Ibidem nbp 9.

Fraudes liées aux activités des professionnels de santé

mardi 12 Avr 2022

Par Cloé Chevillard, étudiante en Bachelor Business Law

Introduction

Dans ce document nous allons développer et analyser les fraudes liées aux activités des professionnels de santé ainsi que les mesures et sanctions mises en place.

Ce sujet n’est pas une évidence pour tout le monde, car dans la plupart des pays, les professionnels de la santé jouissent du statut culturel de guérisseurs fiables, au-dessus de tout soupçon. L’idée qu’un cardiologue, par exemple, puisse profiter financièrement du système de santé est certes déplaisante, mais s’avère bien réelle.

Avant de commencer, revoyons ce que signifie « une fraude » et qui est inclus dans le terme « professionnels de santé ». Selon le dictionnaire Larousse, une fraude est « un acte malhonnête fait dans l’intention de tromper en contrevenant à la loi ou aux règlements ». Selon la Loi fédérale sur les professions de la santé (LPSan) : « sont considérées comme exerçant une profession de la santé au sens de la présente loi : les infirmiers; les physiothérapeutes; les ergothérapeutes; les sages-femmes; les diététiciens; les optométristes; les ostéopathes. » Cependant, les fraudes s’étendent sur bien plus de secteurs liés au domaine médical non listé par la LPSan tel que le transport sanitaire ou encore les métiers dit du bien-être.

Nous allons essayer de comprendre qui est trompé, et quelles lois ou réglementations se voient violées.

Techniques de fraudes

Les fraudes majoritairement commises par les professionnels de santé sont les prestations abusives, en effet certains n’hésitent pas à facturer par exemple plus de 24 heures de consultation en un seul jour ou 15 heures de travail 365 jours dans l’année en déjouant les lois de la temporalité et de la physique. Elles peuvent aussi se traduire par des coûts exorbitants pour des prestations en réalité moins coûteuses ou par des traitements médicaux inutiles.

Des abus de la sorte, les assurances maladie privées, mais surtout obligatoires, en compte un grand nombre, car ce sont la plupart du temps elles les débitrices de ces pratiques frauduleuses. La tromperie touche donc principalement les assurances et beaucoup moins les patients directement, les coûts à déplorer sont à minima une dizaine de millions de francs de dépenses chaque année (plus de 12 millions de francs en 2018 selon la caisse maladie CSS) et ça n’est que la partie visible de l’iceberg.

Mesures mises en place

Comment cela est-il possible ?

L’indifférence des praticiens étant un premier problème, le deuxième est bien le contrôle des factures de ces prestations fournies.

Pour les assurances obligatoires une fois la consultation terminée, la facture leur est envoyée afin d’effectuer le paiement, les assureurs sont seulement tenus de contrôler le caractère économique des prestations ainsi que la facturation. Depuis 2018, une copie est également envoyée au patient à titre informatif, ce qui peut dissuader le professionnel de commettre un abus.

L’organisme responsable de la surveillance des facturations des médecins, Santésuisse, essaye de repérer tous les praticiens dont les coûts par patient dépassent de 30% la moyenne au sein d’une même spécialité et d’un même canton.  Si c’est le cas, le professionnel doit justifier ces coûts par exemple en démontrant des prises en charge complexes et particulièrement coûteuses. Pour ceux qui n’arriveraient pas à défendre ces sommes, ils sont invités à corriger leur pratique l’année suivante et s’ils ne le font pas, un simple remboursement du trop-perçu leur est demandé selon l’article 56 al.2 de la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal), ce qui ne représente pas du tout une sanction, mais une égalisation du patrimoine financier.

Selon la Directrice de Santésuisse, Madame Verena Nold, les assureurs maladie aimeraient faire plus, mais ont les mains liées, n’ayant le droit que de contrôler l’exactitude de la facturation et l’efficience des prestations, mais pas l’efficacité et l’adéquation des traitements.

Plusieurs mesures sont édictées dans la LAMal afin d’augmenter la surveillance, notamment prévoir des conventions tarifaires et/ou de qualité entre les assureurs et les fournisseurs de prestations comme à l’art. 56 al. 5 LAMal afin de garantir le caractère économique des prestations. Suivi de l’art. 58a al. 2 let. f LAMal qui précise les sanctions en cas de non-respect d’une convention de qualité.

Sanctions mises en place

Enfin nous retrouvons à l’art. 59 LAMal les sanctions pour manquements aux exigences prévues dans la loi ou dans une convention avec notamment la possibilité d’exclure un fournisseur de prestations de toute activité à la charge de l’assurance obligatoire des soins en cas de récidive à la lettre f. Il est en outre possible d’intenter une procédure pénale contre des fournisseurs de prestations qui établissent intentionnellement des factures erronées grâce à l’art. 146 du Code pénal suisse (CP).

« Celui qui, dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un enrichissement illégitime, aura astucieusement induit en erreur une personne par des affirmations fallacieuses ou par la dissimulation de faits vrais ou l’aura astucieusement confortée dans son erreur et aura de la sorte déterminé la victime à des actes préjudiciables à ses intérêts pécuniaires ou à ceux d’un tiers sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire ».

Ici l’auteur serait le professionnel de santé avec comme comportement incriminé : induire en erreur une personne (l’assureur) par des affirmations fallacieuses ou par la dissimulation de faits vrais. La notion d’astuce est l’élément constitutif de l’infraction qui rend l’application de cet article compliqué. Toute la question est de savoir si la tromperie est astucieuse, c’est-à-dire qu’elle doit être difficilement perceptible, que la dupe (l’assureur) devrait, en faisant usage de précautions de base, ne pas se laisser tromper.

Dans le cas des fraudes liées aux activités des professionnels de santé, on peut donc se demander si les prestations facturées de plus de 24 heures pour une seule journée ou de 15 heures par jour durant toute l’année, pour reprendre mes exemples, sont bien imperceptibles et difficiles à détecter… Il va de soi que l’art. 146 CP ne peut pas s’appliquer ici, car la condition de la tromperie astucieuse n’est pas remplie, toute personne sensée se rend bien compte que les journées de plus de 24 heures n’existent simplement pas et que 15 heures de travail tous les jours de l’année relèvent d’une rare prouesse physique.

Potentielles lacunes juridiques

Tout d’abord, la loi devrait exiger des assureurs un contrôle beaucoup plus précis et minutieux en les autorisant à examiner l’efficacité et l’adéquation des traitements, pour ce faire, l’avis d’experts médicaux est indispensable.

Par la suite, les sanctions doivent être réellement dissuasives, par exemple, en plus de la restitution de l’entièreté de la somme, le professionnel devrait être puni d’une peine pécuniaire proportionnelle au montant de la fraude.

Avis personnel

Je tiens à préciser que la grande majorité des professionnels de la santé ne fraudent pas et effectuent leur travail de manière consciencieuse et dans les intérêts de leurs patients, n’empêche que la minorité restante coûte énormément à la société chaque année. Il faut aussi se souvenir que ces sommes indûment versées proviennent indirectement de nous tous, les contribuables. Nous travaillons tous pour un salaire qui nous permet de payer ces primes d’assurance, le fait que des professionnels utilisent leur statut de travailleur dans la santé pour toucher cet argent illégitime est de toute évidence injuste et immoral.


Bibliographie

ATS, 2021. Des médecins et hôpitaux font exprès des décomptes erronés, 24heures [en ligne]. 20 septembre 2021. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : Suspicion de fraude à l’assurance – Des médecins et hôpitaux font exprès des décomptes erronés | 24 heures.

EWE, 2011. 20% des traitements médicaux pris en charge seraient inutiles. 20min [en ligne]. 3 octobre 2011. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : Suisse – 20% des traitements médicaux pris en charge seraient inutiles – 20 minutes.

Golay, Roger, 2019. Médecins. Stop aux fraudes à l’assurance-maladie ! Le Parlement Suisse [en ligne]. 22 mars 2019. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : 19.3334 | Médecins. Stop aux fraudes à l’assurance-maladie! | Objet | Le Parlement suisse (parlament.ch).

Loi fédérale sur l’assurance-maladie (RS 832.10), fedlex.admin.ch [en ligne]. 18 mars 1994. Mise à jour le 1er octobre 2021. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : RS 832.10 – Loi fédérale du 18 mars 1994 sur l’assurance-maladie (LAMal) (admin.ch).

Loi fédérale sur les professions de la santé (RS 811.21), fedlex.data.admin.ch [en ligne]. 30 septembre 2016. Mise à jour le 1er février 2020. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : RS 811.21 – Loi fédérale du 30 septembre 2016 sur les professions de la santé (LPSan) (admin.ch).

Tirelli, Ludovic, 2017. Droit pénal économique : II. Infractions contre le patrimoine [PowerPoint]. Support de cours : Droit pénal, Haute école de gestion Neuchâtel, filière Business Law, année académique 2019-2020.

Tombez, Valentin, Felix, Tybalt, Berger, David et Alexandra Richard, 2018. Comment certains médecins facturent des millions à l’assurance de base, RTS [en ligne]. 22 février 2018. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : Comment certains médecins facturent des millions à l’assurance de base – rts.ch – Suisse.

Fraudes dans les états financiers. A quel organe la responsabilité ?

mardi 05 Avr 2022

Par Sandra Grangier, étudiante du MAS en Lutte contre la criminalité économique

Lorsque des comportements frauduleux dans la comptabilité sont dévoilés, les réactions les plus courantes vont de l’étonnement à la stupéfaction, car rien n’était sorti des audits effectués par l’Organe de Révision.

Est-ce que le public attend vraiment de l’Organe de Révision qu’il vérifie tout et qu’il voie tout ? Et pourquoi ne se pose-t-il pas la question du rôle du Conseil d’Administration, de la Direction ou du contrôle interne lors de cas de fraude ? Nous pensons que l’« expectation gap », c’est-à-dire l’écart entre les aspirations du grand public à l’égard de l’organe de révision et son rôle réel, explique partiellement ce décalage, de même que la méconnaissance du rôle des différents organes d’une société[1].

Dans le cadre de notre analyse, nous nous concentrons uniquement sur la société anonyme. Nous allons tout d’abord rappeler les trois organes de la société anonymes et leurs compétences ; ensuite expliquer brièvement le rôle du contrôle interne et enfin, présenter la fraude comptable avant de finir par une brève conclusion.

Les trois organes de la société anonyme

Les trois organes sont, pour rappel, l’Organe de révision, le Conseil d’Administration et l’Assemblée générale. Ces organes ont tous la responsabilité des états financiers, mais à des échelons différents, avec des rôles et des obligations différents. Leurs droits et obligations sont régis par le Code des Obligation (CO), au même titre que les règles de la comptabilité commerciale et de la présentation des comptes[2].

Nous allons revoir ci-dessous les compétences des trois organes en nous attardant un peu plus sur celles de l’Organe de Révision.

Compétences du Conseil d’Administration selon le CO

L’article 715a du CO stipule que chaque membre du Conseil d’Administration a le droit d’obtenir des renseignements sur toutes les affaires de la société. L’article 716a quant à lui cite les attributions intransmissibles et inaliénables du Conseil d’Administration, notamment sous le chiffre 3, de fixer les principes de la comptabilité et du contrôle financier ainsi que le plan financier pour autant que celui-ci soit nécessaire à la gestion de la société. Sous le chiffre 5, l’article cite les attributions du Conseil d’exercer la haute surveillance sur les personnes chargées de la gestion de l’entreprise, pour s’assurer notamment qu’elles observent les lois, les statuts, les règlements et les instructions données.[3]

Compétences de l’Assemblée Générale selon le CO

L’article 698 CO précise que l’Assemblée Générale des actionnaires est le pouvoir suprême de la société. Elle a, entre autres droits intransmissibles, celui d’approuver les comptes annuels et de déterminer l’emploi du bénéfice résultant du bilan, en particulier de fixer le dividende et les tantièmes.

Dans la pratique, bien qu’ayant le dernier mot sur les affaires de l’entreprise, elle joue donc un rôle secondaire dans le processus de contrôle. En cas de gros problème, elle est souvent mise devant le fait accompli, en particulier quand il s’agit de grandes structures comptant de nombreux petits actionnaires ne pouvant pas influer sur les affaires de l’entreprise.

Compétences de l’Organe de Révision selon le CO

Les articles 727ss CO concernent les droits et devoirs de l’Organe de Révision.

Il est rappelé que l’Organe de Révision doit être indépendant et former son appréciation en toute objectivité. L’article 728 CO précise les différentes vérifications que l’Organe de Révision doit vérifier notamment l’existence d’un système de contrôle interne et tient compte de ce dernier lors de l’exécution du contrôle et de la détermination de son étendue. 

L’article 728a CO précise un élément souvent peu connu du grand public : la façon dont le Conseil d’Administration dirige la société n’est pas soumise au contrôle de l’Organe de Révision ; et si le réviseur a des moyens de pression sur le Conseil, comme nous le verrons plus bas, il n’a pas la possibilité légale de lui imposer des mesures.

L’article 728b CO nous informe que l’Organe de Révision doit établir deux rapports distincts. Le premier, détaillé, est destiné au Conseil d’Administration et contient des constatations relatives à l’établissement des comptes, au système de contrôle interne ainsi qu’à l’exécution et au résultat des contrôles. Le deuxième est destiné à l’Assemblée Générale et contient entre autres une recommandation d’approuver, avec ou sans réserve, les comptes annuels et les comptes de groupe, ou de les refuser.

L’article 728c CO nous dit que si l’Organe de Révision constate des violations de la loi, des statuts ou du règlement d’organisation, il en avertit par écrit le Conseil d’Administration. Il est précisé que l’Organe de Révision informe également l’Assemblée Générale lorsqu’il constate une violation de la loi ou des statuts et si celle-ci est grave ou si le Conseil d’Administration omet de prendre des mesures adéquates après un avertissement écrit de l’Organe de Révision.

Nous nous permettons de rappeler que l’Organe de Révision est tenu au secret professionnel. A une exception près selon l’article 725 CO : si la société est manifestement surendettée et que le Conseil d’Administration omet d’en aviser le juge, l’Organe de Révision avertit ce dernier. C’est le seul cas où l’Organe de Révision est libéré de son devoir de secret professionnel. Et encore, il ne peut agir que si le Conseil d’Administration ne remplit pas ses tâches !

Contrôle interne

Un des rôles de l’audit interne est de prévenir ou de détecter les fraudes. En effet, l’audit interne contrôle, entre autres, les procédures et doit dans son approche d’audit prendre en compte le risque de fraude. Sachant que la fraude peut se produire, les procédures et méthodes de contrôle de l’auditeur interne sont davantage pro-actives. Grâce à un système de contrôle interne, les entreprises ancrent des mécanismes de surveillance efficaces dans leurs processus d’entreprise[4].

Selon le Manuel Suisse d’Audit (MSA), le contrôle interne est un ensemble de principes et procédures prescrits par la direction d’une entreprise, servant à garantir une gestion des affaires correcte et efficace, à protéger les actifs, à empêcher ou à détecter des fraudes et des erreurs, à garantir l’exactitude et l’intégralité des enregistrements comptables ainsi qu’à compiler en temps utile les informations financières fiables, dans la mesure du possible. Il en ressort de cette définition que le Conseil d’Administration est responsable du contrôle interne, de sa mise en place et de son bon fonctionnement.[5]

Fraude comptable

Selon la Norme d’Audit Suisse (NAS) 240, la fraude est un acte intentionnel. En conséquence, pour que l’acte soit considéré comme frauduleux et non comme une erreur, il faut impérativement qu’il y ait cette notion d’intention de nuire volontairement, ce qui rend plus la détection plus compliquée. [6]

En effet, la fraude peut résulter de procédés sophistiqués ou soigneusement organisés destinés à dissimuler les faits comme par exemple, la falsification de documents, l’absence délibérée de comptabilisation d’une transaction ou des déclarations volontairement erronées faites à l’auditeur. [7]

De tels agissements peuvent être encore plus difficiles à déceler lorsqu’ils s’accompagnent de collusions. Des collusions peuvent conduire l’auditeur à considérer qu’un élément probant est valide alors même qu’il s’agit d’un faux. La capacité de l’auditeur à détecter une fraude dépend de facteurs tels que l’habileté du fraudeur, la fréquence et l’ampleur des manipulations, le degré de collusion entourant la fraude, l’importance relative des montants en cause, ou le niveau hiérarchique des personnes impliquées. [8]

Bien que l’auditeur soit à même d’identifier des opportunités potentielles de fraudes, il lui est difficile de déterminer si des anomalies ayant trait à des éléments qui font appel à des jugements, tels que des estimations comptables, proviennent d’une fraude ou résultent d’une erreur. [9]

N’oublions pas que la comptabilité n’est pas une science exacte et il existe depuis toujours une certaine marge de manœuvre. Certaines cosmétiques du bilan telles que la dissolution de réserves plus justifiées afin de présenter un meilleur bénéfice à un investisseur potentiel ou lors de la négociation d’un crédit bancaire sont possibles et font partie des règles du jeu.

Et dans la réalité comment cela se passe-t-il ?

Comme nous l’avons vu ci-dessus, le rôle de l’Organe de Révision est limité et encadré par le Code des obligations et les normes d’audit suisses. Il consiste en gros à vérifier si les comptes annuels des entreprises sont conformes à la loi et aux statuts et si la société a bien un système de contrôle interne. [10]

En cas de découvertes d’irrégularités, voire de délits pénaux, les réviseurs sont tenus d’en informer par écrit le Conseil d’Administration et, dans les cas graves, les actionnaires lors de leur Assemblée Générale. En effet, ils ne peuvent en aucun cas déposer une plainte pénale car ils sont tenus de garder le secret sur leurs constatations. Cela signifie que c’est à ces deux organes de prendre leurs responsabilités et, le cas échéant, d’actionner la justice. L’organe de révision est dépendant de la réaction et des mesures prises ou pas par le Conseil d’Administration. [11]

Que se passe-t-il pour l’organe de révision si le Conseil d’Administration n’agit pas malgré les informations reçues ? Les moyens d’actions de l’organe de révision sont limités et peuvent avoir de lourdes conséquences pour l’entreprise révisée. Démissionner ou informer l’Assemblée Générale impliquent que le grand public aura connaissance des faits, avec tous les dégâts potentiels pour la société révisée, que ce soit en termes d’image ou en dommages commerciaux et financiers. De plus, un réviseur trop offensif dans sa façon de faire pourrait aussi se voir fermer les portes d’autres potentiels clients.

Et si l’organe de révision démissionne, pourrait-il malgré cela se retrouver dans la position de complice ? [12]

Dès lors, serait-il envisageable lors d’infractions graves que l’Organe de Révision soit relevé de son secret professionnel et puisse reporter ses constatations à une autorité ? [13] Ceci permettrait aux Organes de révision d’être plus proactifs et de mettre une forme de pression sur les Conseil d’Administration, afin de les contraindre à exercer leur responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires, clients et employés.

Dans un article paru dans Bilan, Pierre Aubert, procureur général du canton de Neuchâtel, dit que «le maître du secret est le Conseil d’Administration, qui n’aura pas toujours intérêt à ce que les infractions soient portées à la connaissance du Ministère public».[14]

Conclusion

En cas de litige, les parties plaignantes s’en prennent régulièrement au réviseur pour exiger des dédommagements, car il est souvent le seul organe disposant de moyens financiers importants en raison de la couverture d’assurance souscrite pour exercer son activité. [15]

Or le Conseil d’Administration suit l’entreprise tout au long de l’année. Il n’est pas qu’un simple organe de contrôle dont le rôle est de superviser et de contrôler la direction générale mais il doit également jouer un rôle proactif. Il doit s’impliquer dans la gestion de l’entreprise, il doit avoir les compétences et le temps pour le faire. A lui d’implémenter une gouvernance d’entreprise basée, entre autres sur la prévention et la détection de la fraude. A lui également de cartographier les risques au sein de l’entreprise afin de les maîtriser et non de les subir. [16]

Pour être membre d’un conseil d’administration d’une banque ou autres services financiers, il faut l’autorisation de la FINMA qui va approuver le dossier de la personne concernée afin de garantir une activité irréprochable.

Faudrait-il également introduire un système de qualification pour les membres du Conseil d’Administration des sociétés ?

Bibliographie supplémentaire

Bachmann S et Gerber R., 2005, Expectation gap falsche Erwartungen, Handelszeitung, 16.02.2005. [Consulté le 26.10.2021]. Disponible à l’adresse :  https://www.handelszeitung.ch/unternehmen/expectation-gap-falsche-erwartungen

Berndt T., 2017, Plus de lumière dans la boîte noire, PWC. [Consulté le 19.01.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.pwc.ch/fr/insights/disclose/25/plus-de-lumiere-dans-la-boite-noire.html

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EXPERTsuisse, 2013, Normes d’audit suisse (NAS) : Edition 2013, EXPERTsuisse, ISBN-ISSN 978-3-906076-11-9

EXPERTsuisse, 2014, Manuel Suisse d’Audit MSA, Edition 2014, EXPERTsuisse, ISBN-ISSN 978-3-906076-13-3


[1] Perruchoud Jean-Yves, 2021, Le rôle de l’auditeur face à la fraude, Mélanges en l’honneur de la professeure Isabelle Augsburger-Bucheli, Helbling Lichtenhanh

[2] Cochet-Sebastian N., 2018, Devoirs des organes des sociétés en relation avec le système de contrôle interne (SCI), L’investigation en entreprise, Presses polytechniques et universitaires romandes

[3]  Ibid N°2

[4] PWC, 2014, Gros plan sur la gestion des risques, consulté le 2 janvier 2022, Disponible sous https://www.pwc.ch/fr/publications/2019/Disclose21_fr.pdf

[5] Castro Eric, 2016,  La fraude financière et le contrôle interne en entreprise : l’importance d’un SCI efficient pour optimiser l’identification des risques de fraude et réduire leur probabilité d’occurrence, consulté le 30 janvier 2022, disponible sous https://doc.rero.ch/record/277966/files/TB_Castro_Eric.pdf

[6] Ibid N°1

[7] Ibid N°5

[8] IFAC, 2017, ISA 240, Les obligations de l’auditeur en matière de fraude lors d’un audit d’états financiers, consulté le 24 décembre 2021, disponible sous https://www.iaasb.org/publications/basis-conclusions-isa-240-auditors-responsibilities-relating-fraud-audit-financial-statements

[9]   Ibid N°8

[10] Buchs J-P., 2018, Réviseurs : coupable tout désigné, consulté le 24 décembre 2021, Disponible sous  https://www.bilan.ch/economie/reviseurs-coupables-tout-designes

[11] Ibid N°10

[12] Ibid N°10

[13] Ibid N°10

[14] Ibid N°10

[15] Ibid N°10

[16] Probst G., Klarner P., Kirchner M., Schmitt A., 2020, Gouvernance d’entreprise 4.0 | Le conseil d’administration prospectif, Deloitte & SBI. [Consulté le 26.10.2021]. Disponible à l’adresse : https://www2.deloitte.com/ch/fr/pages/audit/articles/corporate-governance-4.html