Escroquerie boiler room

mardi 25 Jan 2022

Par une étudiante du MAS LCE

Introduction

L’univers des investissements s’est largement démocratisé au cours des dernières années. Facilement accessible grâce à des plateformes en ligne tel que Swissquote, Cornèrtrader, Binance et tant d’autres, investir et faire de rapides bénéfices fait rêver les néophytes et cela, les criminels l’ont également perçu.

Méconnue du grand public contrairement à l’arnaque sentimentale, au phishing ou encore à l’arnaque au président, cette forme d’escroquerie touche de petits investisseurs qui souhaitent faire fructifier leurs économies. Les fraudeurs proposent à leur future victime d’investir dans des produits financiers, des cryptomonnaies ou des actions sans aucune valeur ou fictives.

Description du phénomène

Cette arnaque est communément appelée boiler room. Les auteurs de boiler room entrent en contact avec leurs victimes via internet (sites ou réseaux sociaux) ou via des appels téléphoniques. Ils utilisent la technique dite cold calling qui consiste à se mettre en relation avec une catégorie de la population qui, a priori, n’avait nullement l’intention d’investir ou n’avait pas manifesté de volonté préalable de le faire[1].

Afin de convaincre leur cible, les vendeurs empruntent des noms de sociétés ou de personnes connues et créent des sites internet pour rassurer leurs interlocuteurs. Dans un premier temps, ils cherchent à établir un rapport de confiance avec leur future proie. Puis, ils leur font miroiter des rendements exceptionnels. Quelque peu suspicieux, mais malgré tout très émoustillé par l’appât du gain, les acheteurs se laissent tenter par un premier investissement qu’ils jugent raisonnable en fonction de leurs moyens financiers à disposition[2].

C’est alors que la magie astucieuse de l’escroc commence à dessiner ses contours. Lors de cette opération, l’acquéreur va être récompensé pour son audace et il va décrocher son premier et unique bénéfice. Grâce à cette première transaction, la confiance s’est installée entre les deux parties et la ferveur suscitée par les profits faciles va refermer le piège sur notre victime.

A partir de cet instant précis, les lésés vont investir des montants de plus en plus conséquents dans l’espoir d’obtenir des bénéfices de plus en plus élevés. Aux oublis la prudence, place aux rêveries ! Or, coup de théâtre, lorsque les personnes dupées souhaitent récolter les fruits de leurs investissements, les filous ont disparu et avec eux les sommes confiées[3][4].

Montant des préjudices

Les montants escroqués sont considérables. Même s’il est difficile de déterminer avec exactitude les sommes perdues lors de ces faux investissements, les chiffres oscillent entre quelques dizaines de milliers de francs et plusieurs millions suivant le nombre de victimes par arnaque.

En principe, les actes délictueux sont commis depuis et vers l’étranger. Le produit de l’infraction transite rapidement par divers établissements bancaires disséminés dans diverses contrées notamment grâce au soutien de blanchisseurs aguerris ou en herbe (money mules).

Profil des auteurs

Selon des travaux européens, les auteurs de boiler room fonctionnent en petites cellules autonomes ou en grands groupes bien organisés, rattachés à des entités œuvrant dans le domaine du crime organisé ou du financement du terrorisme.

Ils opèrent selon un modus operandi bien défini. Chacun a une tâche très précise et il sait ce qu’il doit faire. Tout d’abord, ils choisissent leur future dupe au travers de listes acquises sur des forums ou sur le Darknet (le navigateur le plus connu est Tor). Ensuite, ils récitent des scripts rédigés à l’avance afin de pouvoir répondre à toutes les interrogations de leurs interlocuteurs et ainsi les rassurer. Puis, entrent en jeu les personnes qui seront chargées de rendre opaque la traçabilité de l’argent. Les malfrats s’appuient sur des connaissances techniques, sociales, sur un réseau bien étendu mis en place.

Profil des victimes

Contrairement aux malfaiteurs, les victimes se situent quant à elles en Suisse. Selon des données collectées à l’étranger, la victime type serait un homme proche de la retraite, provenant d’un milieu socio-éducatif correct ayant même pour la plupart fait des études supérieures et avertis en matière financière[5].

Rares sont les personnes qui alertent les autorités, notamment à cause de la honte ressentie du fait d’avoir été trompées, du manque de connaissances au sujet des démarches à effectuer ou encore du scepticisme quant à la probabilité de retrouver leur argent et de voir les auteurs de l’infraction condamnés. De plus, la peur du jugement ou encore la crainte de devoir justifier la provenance des fonds investis pour certains d’entre eux représentent un frein/un obstacle à la détection des phénomènes par les autorités.[6]

Ainsi, à titre préventif, il semblerait que l’adage « trop beau pour être vrai » pourrait bel et bien s’appliquer. L’argent fait tourner les têtes. Néanmoins, il pourrait être judicieux de garder son esprit critique éveillé face à des rendements bien supérieurs à la moyenne. Le comportement des futurs investisseurs avisés consisterait à effectuer des recherches, se renseigner sur les sociétés et les personnes avec lesquels elles ont l’intention d’entrer en affaire et de consulter les autorités de surveillance des marchés (FINMA) par exemple avant de transférer leurs économies à de parfaits inconnus.

Difficultés d’enquête

Les escroqueries de type boiler room soulèvent un certain nombre de problématiques, telles que la protection des futures victimes, la détection de la fraude, la traçabilité de l’argent ou encore la poursuite des auteurs de l’infraction. En ne développant que ce dernier aspect, d’un point de vue juridique, toute la difficulté, pour les autorités de poursuite pénale et des services de police, réside dans le fait de composer avec plusieurs juridictions avec lesquelles il n’est pas toujours évident de collaborer.

Il sied de rappeler que chaque état est souverain au sein de son propre territoire et le corollaire de ce principe est que chaque état applique ses propres normes juridiques. Aussi, lorsque des infractions touchent plusieurs territoires, comme c’est le cas pour les escroqueries de type boiler room, il y a lieu pour chaque autorité de poursuite pénale impliquée de demander la collaboration des autres pays touchés par la procédure.

A titre d’illustration, imaginons le cas d’une victime résidant en Suisse. Cette dernière procède à un investissement auprès d’une société fictive établie en Belgique. L’argent transite par un compte bancaire en Allemagne avant de finir sur un autre compte en Ukraine. L’auteur, lui, a agi physiquement depuis la Roumanie. Au cours de l’instruction pénale ouverte en Suisse à la suite du dépôt de plainte de la victime, le procureur devra requérir l’aide de ses homologues à l’étranger pour tous les actes qui ne se sont pas produits en Suisse. Il ne peut pas directement instruire sur sol étranger. Dès lors, au travers de l’entraide judiciaire, il va demander des actes d’enquête afin d’obtenir les informations et ainsi les verser à la procédure suisse.

Aussi, bien souvent, la réussite de ces affaires dépend principalement de l’efficacité de l’entraide judiciaire. Or, lorsqu’elle donne des résultats, cette procédure internationale n’en reste pas moins complexe et lente. Ainsi, la direction de la procédure se doit de garder à l’esprit la souveraineté de chaque état, les enjeux géopolitiques en cause et identifier le ou les auteurs afin de les déférer devant des autorités de poursuite pénale. A la lumière de ces quelques explications, les défis à relever pour les tribunaux sont nombreux afin d’arriver à des résultats concluants et ainsi éviter l’attraction de cette forme d’escroquerie ou développer le sentiment d’impunité chez les auteurs.

En règle générale, la criminalité peut être endiguée de trois manières : soit via la dissuasion, via la prévention et/ou via la répression. Se focaliser, dans un premier temps, sur les potentielles victimes en Suisse en lieu et place des auteurs qui se trouvent à l’étranger, peut être un bon début de lutte contre ce type d’escroquerie. Pour ce faire, la prévention par des communiqués de presse, ainsi que des vidéos expliquant le phénomène et les risques encourus permettraient de rendre attentive la population cible et ainsi d’éviter de nombreux cas. En outre, la publication de listes des sociétés frauduleuses permettrait aux éventuelles proies en doute de vérifier leur intuition et de fuir les larrons[7].

La Suisse et certains de ses cantons ont déjà exploré la création et la mise à disposition de plateformes intuitives pour les victimes, afin qu’elles puissent dénoncer elles-mêmes les faits dans un premier temps sans se déplacer dans un poste de police et sans être confrontées à leurs interlocuteurs. Cet outil serait également une mine d’or en terme d’informations pour les services de police qui pourraient faire des regroupements de renseignements afin de définir les modus operandi utilisés par les malfaiteurs et de rassembler les infractions similaires. Cette méthode permettrait de visualiser de façon plus claire l’étendue de l’escroquerie et le montant des préjudices afin ensuite d’adapter les moyens de lutte mis en place pour contrecarrer ces phénomènes.[8]

Sources

BOILER ROOM FRAUD,

https://www.scotland.police.uk/advice-and-information/scams-and-frauds/boiler-room-fraud/.

BOUCHARD, Hélène : Victimes de fraude : aspects psychologiques et émotionnels,

http://helenebouchard.ca/victimes-fraude-aspects-psychologique-emotionnels/.

DE LONGUES PROCÉDURES ET DES TACTIQUES POUR LES FAIRE TRAÎNER,

https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/corruption/poursuites-penales-insuffisantes/longues-procedures-et-tactiques.

ESCROQUERIE, Détecter et signaler une arnaque sur Internet | Prévention Suisse de la Criminalité (skppsc.ch),

https://www.skppsc.ch/fr/sujets/escroquerie/escroquerie/.

ESCROQUERIE À L’INVESTISSEMENT EN LIGNE,

https://www.cyber.police.be.ch/fr/start/warnungen/anlagebetrug.html.

ESCROQUERIE SUR INTERNET,

https://votrepolice.ch/cybercriminalité/escroquerie-internet/.

FRAUDES À L’INVESTISSEMENT,

https://votrepolice.ch/cybercriminalite/fraudes-investissement/.

INVESTISSEMENTS: MISE EN GARDE CONTRE LES ACTIVITÉS DE TYPE « BOILER ROOM »,

https://www.rtbf.be/info/economie/detail_investissements-mise-en-garde-contre-les-activites-de-type-boiler-room?id=10750838.

KUHN André, Sommes-nous tous des criminels ? (2013).

L’ENCYCLOPÉDIE ILLUSTRÉE DU MARKETING (2018) : Définitions marketing, cold calling,

https://www.definitions-marketing.com/definition/cold-calling/.

MAZOU, Myriam (2017) : L’escroquerie : tout est dans l’astuce,

https://blogs.letemps.ch/miriam-mazou/2017/09/06/lescroquerie-tout-est-dans-lastuce/.

MIRAGE NEWS (2018) : Queensland electrician fleeced of $1.8 million by Philippine-based “boiler room” scammers,

https://www.miragenews.com/queensland-electrician-fleeced-of-18-million-by-philippine-baised-boiler-room-scammers/.

QUAND LE PROFIT RAPIDE SE TRANSFORME EN GROSSE PERTE,

https://www.police.be.ch/fr/start.html?newsID=c7284c08-dd0d-48ff-80ec-cc7367c56144

QUESTION ECRITE N° 5-8519, Senate.be,

https://www.senate.be/www/?Mlval=/Vragen/SchriftelijkeVraag&LEG=5&NR=8519&LANG=fr

QUESTION ECRITE N° 7-359, Senate.be,

https://www.senate.be/www/?Mlval=/Vragen/SchriftelijkeVraag&LEG=7&NR=359&LANG=fr

RAPPORT ANNUEL DU BUREAU DE COMMUNICATION EN MATIÈRE DE BLANCHIMENT D’ARGENT MROS (2009), jb-mros-2009-f.pdf.

SCHLETTI, Bruno : Wie Akademiker ausgenommen werden. Tages Anzeiger,

https://www.tagesanzeiger.ch/wirtschaft/geld/Wie-Akademiker-ausgenommen-werden/story/24705170.

UN INVESTISSEMENT A NE PAS MANQUER ? NE VOUS LAISSEZ PAS AVOIR !, FSMA,

https://issuu.com/blue4yoube/docs/fraude_fr_pub.


[1] L’encyclopédie illustrée du marketing (2018) : Définitions marketing. Cold calling.

[2] MAZOU Myriam (2017) : L’escroquerie : tout est dans l’astuce.

[3] En mai 2019, la police cantonale bernoise estimait le montant du préjudice depuis le début de l’année à 1,4 million de francs suisses.

http://projets.he-arc.ch/blog-ilce/2020/05/

[4] En 2013, pour une année et seulement pour le Royaume-Uni, le préjudice minimum a été estimé à un demi-milliard de livres, mais certains pensaient même qu’il pourrait être de plus de deux milliards de livres ; cf Question écrite n° 5-8519 (senate.be).

[5] SCHLETTI Bruno, Wie Akademiker ausgenommen werden.

[6] BOUCHARD Hélène, Victimes de fraude: aspects psychologiques et émotionnels.

[7] US Securities and Exchange Commission,

https://www.scotland.police.uk/advice-and-information/scams-and-frauds/boiler-room-fraud/

[8] skppsc.ch

Quel rôle a joué la corruption dans la chute du gouvernement afghan ?

mardi 11 Jan 2022

Par un étudiant du MAS LCE

Le 28 septembre 2021, soit près d’un mois après la chute de Kaboul, le Ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, est auditionné par la Commission sénatoriale des forces armées. A cette occasion, il a appelé à considérer des « douloureuses vérités » : la déroute de l’armée afghane a été une surprise et l’armée américaine ne s’est pas rendue compte du niveau de corruption et de l’incompétence de leurs officiers de haut rang[1]. Pourtant, depuis une dizaine d’années, une multitude de rapports soulignait le niveau de corruption endémique régnant en toute impunité en Afghanistan.

Une corruption endémique

Dès 2008, un rapporteur spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction plus connu sous l’acronyme SIGAR) avait même été missionné par le Congrès américain afin d’investiguer les fraudes liées aux montants alloués par le contribuable. Rapport après rapport, celui-ci n’avait eu de cesse de mettre en évidence les effets délétères de la corruption en Afghanistan. Interrogé par ce même rapporteur, le Colonel Christopher Kolenda avait sonné l’alarme : dès 2006, le gouvernement du président Hamid Karzai s’était transformé en véritable « cleptocratie »; la corruption agissant comme un « cancer » au sein de l’appareil politique afghan[2]

Les indices internationaux de corruption semblaient également corroborer cet état de faits. En 2018, Transparency International classait l’Afghanistan à la 8e place des États les plus corrompus[3]. Integrity Watchrapportait qu’un afghan sur quatre indiquait avoir vécu des faits de corruption au cours des 12 derniers mois. 71% des répondants déclaraient que la situation s’était largement détériorée au cours des deux dernières années[4]. Les affaires de corruption les plus aberrantes sont rapidement venues étoffer ces quelques chiffres. Ainsi, en 2016, une étude estimait que près de la moitié des troupes de l’armée afghane n’existait que sur le papier[5]. Ces soldats « fantômes » continuaient toutefois à percevoir leur solde. Il est également apparu qu’une partie des coûts des convois civils chargés de ravitailler les bases militaires américaines servait à payer des groupes armés afin de pouvoir circuler librement. Autrement dit, le contribuable américain aurait indirectement payé des droits de passage aux Talibans…[6]

Tous corrompus ! Est-ce si simple ?

La thèse d’une corruption endémique résultant de l’incurie des élites afghanes et d’une partie de sa population a l’attrait de fournir une explication simple et réconfortante, après 20 ans d’occupation et plusieurs milliers de milliards de dollars investis par les États-Unis et la communauté internationale. Toutefois, cette lecture des faits simplifie à outrance la complexité de la réalité afghane, de même que les réussites du mouvement taliban. Un bref retour historique sur les conditions de la victoire américaine de 2001 et le fonctionnement des institutions afghanes mises en place par la coalition internationale permet d’illustrer ce propos.

Construction du gouvernement afghan et cooptation des seigneurs de guerre

Débutée en octobre 2001, l’invasion de l’Afghanistan par les forces armées américaines se termine deux mois plus tard par la déroute des Talibans. Cette rapide victoire n’aurait pas été possible sans le concours de seigneurs de guerre réunis sous la bannière de l’Alliance du Nord. Ceux-ci forment, avec leurs hommes, le gros des troupes ayant mené l’offensive contre les Talibans.

L’appellation seigneurs de guerre désigne les chefs des groupes armés apparus au cours des années 80, lors de l’insurrection menée contre le gouvernement communiste afghan[7]. A cette époque, ces individus imposent leur domination aux populations locales qu’ils extorquent tout en menant la lutte contre les forces armées soviétiques. Au retrait soviétique en 1989, les deux plus importants seigneurs de guerre, Ahmad Shah Massoud et Gulbudinn Hekmatyar, se disputent le pouvoir et l’Afghanistan bascule à nouveau dans la guerre civile. Dans le chaos, une nouvelle faction émerge : les Talibans. Issus des madrassas deobandis, ces étudiants en religion parviennent à prendre Kaboul en 1996 et repoussent les seigneurs de guerre dans leurs fiefs d’origine. A l’arrivée des troupes américaines, en 2001, les Seigneurs de guerre contrôlent moins de 15% de l’Afghanistan[8].

Faisant face à l’épineuse question de la gestion d’un territoire immense et dépourvu de structure politique, les États-Unis n’ont d’autre choix que de s’appuyer sur ces alliés de circonstance. En effet, les temps où les nations occidentales acceptaient d’exposer leurs concitoyens au danger, afin d’atteindre leurs objectifs politiques, sont révolus. Les seigneurs de guerre sont ainsi cooptés au sein du nouvel appareil politique afghan. Dès la fin de l’année 2004, ils occupent la majorité des postes de l’État central ou sont parvenus à y placer leurs proches associés. 84% des gouverneurs provinciaux sont d’anciens commandants ayant participé à la guerre civile, et donc proches des seigneurs de guerre. Loin de devenir de parfaits bureaucrates libéraux, ces individus siphonnent les ressources du nouvel État, afin de financer leurs réseaux de partisans et les étoffer. En effet, le pouvoir des seigneurs de guerre repose avant tout sur leur capacité à assurer un revenu et des avantages à leurs affiliés, en échange de leur soutien militaire et politique[9]. La prédation des ressources de l’État central leur permet donc d’alimenter le système clientéliste les ayant portés vers les sommets du pouvoir.

A première vue, il peut sembler étonnant que la coalition occidentale n’ait pas cherché à mettre un terme à leurs agissements. Cependant renforcer le pouvoir de l’État central aurait exigé de désarmer les seigneurs de guerre et très vraisemblablement d’exposer les troupes de la coalition à un deuxième adversaire ; les laisser faire permettait de poursuivre à moindre frais la lutte contre les Talibans et les opérations antiterroristes visant le réseau Al-Qaïda[10].

Si cette solution a pu maintenir temporairement les Talibans en échec, elle a toutefois mis un terme à tout projet crédible de state building. Les rivalités entre les seigneurs de guerre et le gouvernement central ont perpétué une « factionnalisation », au lieu d’unifier les Afghans derrière un gouvernement d’union national[11]. Ce mécanisme a également maintenu les services publics hors de portée d’une grande partie de la population afghane. Ces services étaient, en effet, principalement mis à disposition des réseaux clientélistes des seigneurs de guerre. Les ressources de l’État ont ainsi été utilisées pour servir les intérêts de groupes déterminés au détriment de l’ensemble de la population[12].

Pendant ce temps, l’adversaire avance ses pions

A contrario, les Talibans ont su pallier les déficiences du gouvernement central en répondant aux demandes populaires de justice[13]. Dès 2006, ceux-ci mettent en place des tribunaux « de l’ombre », basés sur la loi islamique, dans les régions rurales sous leur influence. Ces tribunaux ne se cantonnent pas aux zones à majorité ethnique pachtoune dont sont historiquement issus les Talibans, mais essèment progressivement sur l’ensemble du territoire, débordant ainsi les clivages ethniques et communautaires. La rotation régulière des juges, le prononcé de verdicts basés sur les préceptes islamiques traditionnels, ainsi que la célérité de la procédure donnent une légitimité aux décisions rendues. La capacité de régler efficacement les conflits privés renforce les soutiens au mouvement et sa crédibilité auprès de la population afghane[14]. L’insurrection talibane parvient donc, en parallèle à ses opérations militaires, à bâtir des institutions judiciaires fonctionnelles sur l’ensemble du territoire. Malgré l’augmentation temporaire des troupes américaines en 2011, les Talibans arrivent progressivement à étendre leur influence dans tout le pays.

La suite est connue. Embourbés depuis 19 ans, les États-Unis signent les accords de Doha en février 2020, entérinant ainsi le retrait définitif de leurs troupes. Sous la pression de l’offensive talibane de mai 2021, le gouvernement afghan et ses seigneurs de guerre s’effondrent sans opposer de réelle résistance. Mi-août, la capitale tombe aux mains des insurgés. Les scènes de chaos se déroulant à l’aéroport de Kaboul font le tour du monde quelques jours plus tard.

Et la « corruption » dans tout ça ?

La thèse de la « corruption » occulte les raisons principales de la débâcle occidentale en Afghanistan. Premièrement, celle-ci minimise le niveau d’organisation et la force de frappe du mouvement taliban car elle suggère que sa prise de pouvoir résulterait de l’incompétence de son adversaire. Deuxièmement, elle laisse croire à l’existence d’un appareil étatique afghan fonctionnel qui aurait été sabordé par des élites corrompues. Cet « État » n’était pourtant rien d’autre qu’une fiction.

Mais de manière plus insidieuse, le concept de « corruption » empêche l’observateur occidental de comprendre la pratique du pouvoir politique au sein de sociétés où celui-ci ne s’exerce pas uniquement par le biais de structures institutionnelles préétablies. En effet, la corruption – étant entendue comme le détournement à des fins privés d’un pouvoir confié en délégation[15] – présuppose une distinction claire entre domaine privé et domaine public. Corollairement, elle induit une séparation stricte entre l’individu et son rôle institutionnel, c’est-à-dire entre le simple citoyen et ce même citoyen investi d’une charge publique.

Force est de constater que cet état de fait n’a pas existé en pratique en Afghanistan et, plus particulièrement, dans le cas des seigneurs de guerre, dont la nature sociopolitique ne différencie pas l’homme de la fonction, où intérêts privés et publics sont intrinsèquement entremêlés. Les postes du gouvernement qu’ils leur ont été attribués n’ont jamais constitué une réelle fonction, mais uniquement un point d’accès aux ressources délivrées par la communauté internationale. Cet accès représentait en réalité une contrepartie négociée en échange de leur soutien face aux Talibans ou à un autre seigneur de guerre devenu trop entreprenant. Dans le cadre de ce système, la « corruption » a donc été un mécanisme de distribution de ressources permettant d’acheter la paix sociale, en cooptant d’influents acteurs politiques et leurs affiliés.

Aussi, considérer ce mécanisme comme déviant relève, selon nous, d’un biais ethnocentrique. La « corruption » peut néanmoins s’avérer utile pour cacher une déroute politique et désigner des boucs émissaires…


[1] CBS NEWS, 2021. @CBSNews. “We need to consider some uncomfortable truths…” Post Twitter [en ligne]. 28 septembre 2021, 4:04PM. [Consulté le 31 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://twitter.com/cbsnews/status/1442852817023160337

[2] WHITLOCK, Craig, 2019. The Afghan Papers. A secret history of the war. The Washington Post [en ligne]. 9 décembre 2019. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.washingtonpost.com/graphics/2019/investigations/afghanistan-papers/afghanistan-war-confidential-documents/

[3] TRANSPARENCY INTERNATIONAL, 2018. Transparency International [en ligne]. [Consulté le 31 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.transparency.org/en/cpi/2018/index/dnk

[4] INTEGRITY WATCH, 2016.National Corruption Survey 2016: Afghan Perceptions and Experiences of Corruption [en ligne]. Kabul : Integrity Watch Afghanistan. [Consulté le 1 novembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/National-Corrupton-Survey-2016-English.pdf

[5] BAK, Mathias, 2019. Corruption in Afghanistan and the role of development assistance. U4 Anti-Corruption Resource Centre. [en ligne]. 29 avril 2019. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.u4.no/publications/corruption-in-afghanistan-and-the-role-of-development-assistance.pdf

[6]WILKIE, Christina, 2021. “9/11 millionaires” and mass corruption: How American money Help break Afghanistan. CNBC [en ligne]. 10 septembre 2021. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.cnbc.com/2021/09/10/9/11-millionaires-and-corruption-how-us-money-helped-break-afghanistan.html

[7] GIUSTOZZI, Antonio, 2003. Respectable Warlords? The politics of State-Building in Post-Taleban Afghanistan. Crisis States Programme. [en ligne]. Septembre 2003. Working Paper no. 33. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://eprints.lse.ac.uk/13311/1/WP33.pdf

[8] PECENY, Mark and BOSIN, Yuri, 2011. Winning with warlords in Afghanistan. Small Wars & Insurgencies. [en ligne]. 20 septembre 2011. Vol. 22, issue 4, pp. 603-618. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.researchgate.net/publication/233234157_Winning_with_warlords_in_Afghanistan

[9] MEHRAN, Weeda, 2018. Neopatrimonialism in Afghanistan: Former Warlords, New Democratic Bureaucrats? Journal of Peacebuilding & Development. [en ligne]. 3 juillet 2018. Vol. 13, issue 2, pp. 91-105. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://journals.sagepub.com/doi/10.1080/15423166.2018.1470022 [Accès par abonnement]

[10] PECENY, Mark and BOSIN, Yuri, 2011. Winning with warlords in Afghanistan. Small Wars & Insurgencies. [en ligne]. 20 septembre 2011. Vol. 22, issue 4, pp. 603-618. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.researchgate.net/publication/233234157_Winning_with_warlords_in_Afghanistan

[11] Idem.

[12] ROSE-ACKERMAN, Susan, 2008. Corruption and Government. International Peacekeeping. [en ligne]. 21 mai 2008. Vol. 15, issue 3, pp. 328-343. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://digitalcommons.law.yale.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1590&context=fss_papers

[13] BACZKO, Adam et DORRONZORO, Gilles, 2021. Comment les talibans ont vaincu l’Occident. Le Monde diplomatique. [en ligne] septembre 2021. Pp. 1, 14 et 15. [Consulté le 3 octobre 2021]. Disponible à l’adresse :  https://www.monde-diplomatique.fr/2021/09/BACZKO/63487 [Accès par abonnement]

[14] BACZKO, Adam, 2013. Juger en situation de guerre civile : Les cours de justice Taleban en Afghanistan (2001-2013). Politix. [en ligne]. 2013. Vol. 104, issue 4, pp. 25-46. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-politix-2013-4-page-25.htm

[15] TRANSPARENCY INTERNATIONAL, 2018. Transparency International [en ligne]. [Consulté le 31 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.transparency.org/en/what-is-corruption