Le cartel de soumission, cheval de bataille de la COMCO

lundi 27 Mai 2019

De Christelle Héritier

Le 2 avril 2019, la Commission fédérale de la concurrence (ci-après : « la COMCO » ou « la commission ») tenait sa conférence de presse annuelle et dévoilait son rapport d’activité 2018. A cette occasion, elle exprimait sa satisfaction face aux enquêtes menées et aux décisions de sanction auxquelles elles avaient abouti dans un secteur particulier, celui de la lutte intensive contre les cartels de soumission ; secteur sur lequel elle s’est tout particulièrement concentrée au cours de ces dix dernières années, le hissant au rang de principal cheval de bataille[1].

Comme le rappelle le Prof. Andreas Heineman, actuel président de cette autorité, « une concurrence effective représente un important facteur de prospérité économique. L’application diligente des dispositions de la loi sur les cartels et de la loi sur le marché intérieur est donc dans l’intérêt du bon fonctionnement et de la vigueur de l’économie suisse. […] La protection de la concurrence effective, un domaine de tâches institutionnellement couvert par la COMCO, est une composanteessentielle d’une politique économique durable ».[2]

Le premier pilier du droit de la concurrence concerne les accords restrictifs en matière de concurrence. Le terme « accord » englobe aussi bien les conventions (avec ou sans force obligatoire) que les pratiques concertées. Au regard des décisions des autorités européennes et suisses, on peut constater que ces deux expressions se confondent largement.

La pratique concertée résulte d’une coordination entre entreprises qui, sans être allées jusqu’à conclure un accord formel, ont sciemment adopté une coopération pratique plutôt que de s’exposer aux risques d’un marché concurrentiel[3]. Il faut cependant toujours prendre en compte la problématique économique pour distinguer une simple adaptation à un marché en progression, d’une véritable pratique volontaire et coordonnée des entreprises.

A teneur de l’article 5 LCart :

« 1. Les accords qui affectent de manière notable la concurrence sur le marché de certains biens ou services et qui ne sont pas justifiés par des motifs d’efficacité économique, ainsi que tous ceux qui conduisent à la suppression d’une concurrence efficace, sont illicites.

  1. Un accord est réputé justifié par des motifs d’efficacité économique :
    1. lorsqu’il est nécessaire pour réduire les coûts de production ou de distribution, pour améliorer des produits ou des procédés de fabrication, pour promouvoir la recherche ou la diffusion de connaissances techniques ou professionnelles, ou pour exploiter plus rationnellement des ressources ; et
    2. lorsque cet accord ne permettra en aucune façon aux entreprises concernées de supprimer une concurrence efficace.
  1. Sont présumés entraîner la suppression d’une concurrence efficace dans la mesure où ils réunissent des entreprises effectivement ou potentiellement concurrentes, les accords :
    1. qui fixent directement ou indirectement des prix ;
    2. qui restreignent des quantités de biens ou de services à produire, à acheter ou à fournir ;
    3. qui opèrent une répartition géographique des marchés ou une répartition en fonction des partenaires commerciaux.

 4. Sont également présumés entraîner la suppression d’une concurrence efficace les accords passés entre des entreprises occupant différents échelons du marché, qui imposent un prix de vente minimum ou un prix de vente fixe, ainsi que les contrats de distribution attribuant des territoires, lorsque les ventes par d’autres fournisseurs agréés sont exclues ».

 

Les soumissions concertées se regroupent autour de différents modèles d’action. Il existe par exemple le principe des offres dites « de couverture », « de complaisance », « fictives » ou encore « symboliques ». Il s’agit de situations où l’offre gagnante est choisie d’avance par les firmes et il est entendu que les autres soumissionnaires accepteront de proposer leurs offres à des prix délibérément supérieurs ou à des conditions d’ordinaire inacceptables. Un partage des bénéfices par l’adjudicataire intervient ensuite à titre de dédommagement[4].

Il est intéressant de préciser à ce stade que la détermination en commun des prix constitue la forme la plus immédiate de cartel. En ce sens, les prix fixés pour les soumissions gagnantes sont bien entendu au plus élevé d’un marché concurrentiel. Ce mécanisme engendre donc naturellement un bénéfice pour l’entreprise, ainsi qu’une part pouvant être répartie à chacune des firmes parties au cartel, de sorte que chacun y gagne[5]. Toutefois, comme le rappelle le rapport de la Commission, même les infractions sans chiffre d’affaires doivent être sanctionnées par le droit de la concurrence. « Un tel cas se présente notamment si l’entreprise soumet une « offre de couverture » ou si un « dispositif de protection » est resté infructueux. Le TAF [Tribunal administratif fédéral] a confirmé, dans ses arrêts sur le cas des travaux routiers et de génie civil dans le canton d’Argovie (cf. point 3.1.1) que même les infractions sans chiffre d’affaires doivent être sanctionnées. Selon les récentes décisions rendues par la COMCO dans les cas Engadine I et Engadine III-VIII, le chiffre d’affaires déterminant pour calculer la sanction est celui que l’entreprise au bénéfice d’une protection aurait dû réaliser conformément à l’accord »[6].

Il existe également le principe dit « de suppression des offres ». Dans ce cas, plusieurs entreprises conviennent de retirer leurs offres avant l’adjudication de sorte que l’entreprise pré-désignée remporte le marché en question.

Le principe de la « rotation des offres » ou « cartel rotatif » repose quant à lui sur le fait que chaque firme partie à l’entente remportera à tour de rôle un marché équivalent, tandis que les concurrentes continueront à soumissionner, proposant des offres de couvertures. Le fameux cartel de l’asphalte sévissant dans le canton du Tessin jusqu’à l’intervention de la COMCO était un cartel rotatif : une convention prévoyait expressément une répartition des marchés en fonction des partenaires commerciaux et la fixation directe des prix des mandats publics et privés pour la période de 1999 à 2004. En l’espèce, la procédure s’était soldée par la signature d’une convention par laquelle les entreprises versaient alors un montant de CHF 4’350’000.- à la ville de Lugano aux titres d’indemnités en responsabilité civile.

Enfin, la répartition des marchés est un modèle également répandu. Il consiste à ce que les entreprises se répartissent d’entente certains clients ou certaines zones géographiques. Les autres firmes prenant part à ce type de cartel acceptent de leur côté de ne pas soumissionner ou alors de ne soumettre que des offres de couverture.[7]

La comparaison des offres ci-dessous met en lumière deux offres fictives déposées au profit d’un autre soumissionnaire gagnant pré-désigné.

Si la COMCO a déployé des efforts particuliers dans ce domaine au cours des dix dernières années, c’est en raison du dommage économique conséquent que ces ententes engendrent tant pour un adjudicateur privé que public. Sur ce dernier point particulièrement, il est à relever que les marchés publics représentent généralement environ 14% du PIB dans les économies développées[8] et que dès lors, il est évident qu’une atteinte à la concurrence fixant des prix surfaits entraîne des conséquences financières néfastes à grande échelle. Dans son rapport annuel 2018, la COMCO le rappelle notamment en ces termes : « les accords de soumission ont généralement des conséquences telles qu’une hausse des prix, le maintien des structures et un affaiblissement des incitations à l’efficacité et à l’innovation pour les entreprises. L’OCDE évalue que la hausse des prix induite par les accords de soumission est comprise entre 10 et 20 %. Dans son enquête déjà citée sur les « Cartels de l’asphaltage des routes au Tessin », la COMCO a constaté que les prix des offres pour les travaux de revêtement routier étaient en moyenne d’environ 30 % inférieurs après la période des cartels que durant leur activité. Des études empiriques récentes montrent que les prix augmentent d’environ 25 à 45 % du fait d’accords sur les quantités et sur les prix de même qu’en raison d’accords de soumission par rapport à une situation dénuée d’accords. Les accords de soumission portent donc atteinte à l’économie. Ils engendrent des dépenses excessives de la part des pouvoirs publics, qui se répercutent directement ou indirectement sur la charge fiscale en Suisse. Eu égard au volume d’achats publics (Confédération, cantons, communes) supérieur à 40 milliards de CHF pour les constructions, les marchandises et les services, le potentiel de dommage inhérent aux accords de soumission apparait d’autant plus important »[9].

En cas de cartel de soumission dans le cadre d’un marché public, le droit de la concurrence et le droit des marchés publics (LMP, OMP, AIMP) s’appliquent de manière conjointe. L’article 1 al. 1 LMP prévoit par ailleurs que « Par la présente loi, la Confédération entend : a. régler les procédures d’adjudication des marchés publics de fournitures, de services et de construction et en assurer la transparence ; b. renforcer la concurrence entre les soumissionnaires ; c. favoriser l’utilisation économique des fonds publics. Elle entend aussi garantir l’égalité de traitement de tous les soumissionnaires ».

Les règlementations sur les marchés publics octroient plusieurs moyens d’action pour les pouvoirs adjudicateurs en cas de dépôt d’offres concertées. Il permet notamment l’exclusion des soumissionnaires concernés ou encore la possibilité d’interruption et de répétition de la procédure d’adjudication. La révision en cours du droit fédéral des marchés publics devrait permettre de renforcer la lutte contre de tels cartels, particulièrement en exigeant de l’adjudicateur qu’il prenne des mesures contre ces accords illicites ; ou en lui permettant en outre d’adjuger le marché de gré à gré lorsque « des indices suffisants laissent penser que toutes les offres présentées dans le cadre de la procédure ouverte, sélective ou sur invitation résultent d’un accord illicite affectant la concurrence »[10]. La sanction d’exclusion se verrait également renforcée puisque le projet d’art. 45 LMP prévoit la possibilité d’exclure pour une durée maximale de cinq ans un soumissionnaire ayant participé à une telle entente[11].

Le droit de la concurrence confère à la COMCO la compétence de sanctionner une entente susceptible de supprimer ou restreindre la concurrence efficace entre entreprises. Elle est habilitée à arrêter des amendes pouvant aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires réalisé en Suisse au cours des trois derniers exercices[12]. La quotité de ces sanctions administratives est calculée en fonction de la durée et de la gravité des pratiques illicites, ainsi que du profit présumé découlant pour l’entreprise en cause. Diverses circonstances (atténuantes ou aggravantes) sont en outre prises en compte à titre complémentaire comme notamment l’auto-dénonciation ou la collaboration de l’entreprise en question dans le cadre de l’enquête[13].

Le tableau ci-après rend compte des décisions de sanctions prononcées par la COMCO au sujet de cartel de soumissions durant les dix dernières années :[14]

La plupart des rapports d’enquêtes qui ont mené à ces décisions sont consultables sur le site de la COMCO[15].

En matière de cartel de soumission, les efforts déployés par la Commission sont allés au-delà de l’application de la loi sur les cartels (LCart) et de la loi sur le marché intérieur (LMI). Elle a en effet mis en place de nombreuses manifestations d’information et de sensibilisation ; ces évènements visaient notamment les services d’achat (pouvoir adjudicateur) de la Confédération et des Cantons. Le principe de prévention voulant que quiconque connait les caractéristiques de ces pratiques, parvient à les identifier pour les empêcher.

Mais elle a aussi et surtout, sous l’impulsion de son précédent directeur, M. Rafael Corazza, entrepris dès 2008, la mise au point d’un outil statistique (le « screening ») visant à déceler les comportements arrangés des entreprises soumissionnaires.

Tous les acteurs du droit de la concurrence s’accordent à dire que l’un des enjeux principaux pour les autorités ou pour les personnes victimes d’une entrave à la concurrence consiste à parvenir à démontrer l’existence d’une coordination de comportements en l’absence de tout contrat écrit, respectivement de toutes preuves de discussion. En effet, les comportements anticoncurrentiels ne s’organisent bien souvent pas sur la base de documents, mais de manière plus « discrète ».

Un tel instrument vise donc à permettre aux autorités de la concurrence de mettre en évidence les cartels de manière proactive et d’améliorer ainsi l’efficacité préventive de la loi, puisque les entreprises concernées doivent dorénavant s’attendre à ce que leur pratique des prix soit plus largement détectée. Cet instrument a par ailleurs été accueilli très favorablement sur le plan international, notamment auprès de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) [16] qui émet également de nombreuses directives dans le cadre de la lutte anti-cartels.

La mise en place de cet outil a dû nécessiter la collaboration des acteurs des marchés d’adjudication (privés et publics) et particulièrement donc des Cantons et des Communes afin qu’ils coopèrent à la transmission des données d’appels d’offres pour que la COMCO puisse les soumettre à une analyse systématique. La capacité à tirer des conclusions de ces analyses a nécessité une compréhension parfaite des comportements d’entreprises en situation de cartel. Les documents fournis ont permis d’identifier les anomalies liées à ce type d’accords lors de procédures de soumission. Deux indices de comportement se sont établis comme prioritaires : le coefficient de variation d’une part et la mesure de distance relative d’autre part[17].

Le schéma ci-dessus [18] démontre particulièrement l’évolution de la volatilité des prix selon la période d’existence du cartel et hors de cette période. Il s’agit d’un extrait casuistique du cartel de l’Asphalte ayant sévi particulièrement de 1999 à 2004 dans le canton du Tessin.

Quant à la distance relative, elle indique la différence « de sécurité » observée entre le prix de l’entreprise désignée comme devant remporter l’adjudication et les entreprises concurrentes déposant des offres fictives, dont les prix ne sont que très peu éloignés.

[19]

Le premier test de cet outil, à échelle réelle, a été l’analyse statistique des données de soumission transmises par le canton de St-Gall. Ce dispositif de détection a en effet permis d’identifier un comportement suspect adopté par les entreprises de génie civil de la région du See-Gaster. Ce constat a entraîné l’ouverture d’une enquête de la COMCO en avril 2013, sanctionnée par une décision sévère deux ans plus tard (juillet 2016) constatant des centaines d’accords illicites sur les prix[20].

Comme le disait déjà en 1776 Adam Smith, « Les gens d’une même profession se réunissent rarement, même pour s’amuser et se distraire, sans que la conversation n’aboutisse à une conspiration dont le public fait les frais ou à une machination pour accroître les prix » (La richesse des Nations).

Si ces grosses affaires cartellaires dans le secteur de la construction et des marchés publics ont défrayé la chronique ces dernières années, la COMCO ne s’est pas moins consacrée aux autres secteurs touchés.

Les ententes concertées sur les prix apparaissent fréquemment dans la plupart des domaines de l’économie et à bien plus petite échelle, à l’image notamment de la dernière sanction prononcée par la COMCO le 25 février courant, concernant le cartel des moniteurs d’auto-école dans le Haut-Valais. Cette entente impactait un marché précis à un échelon très local. La commission avait ouvert une procédure d’enquête sur la base d’une annonce faite par la Surveillance des prix initiée par une dénonciation d’un whistleblower anonyme. Les perquisitions dans le cadre de cette enquête lui avaient permis de recueillir des pièces et autres informations démontrant que les moniteurs de conduite convenaient de recommandation sur les prix des cours théoriques et pratiques. Cette procédure s’est soldée par une sanction d’un montant de CHF 50’000.-, l’association des moniteurs d’auto-école du Haut-valais ayant parallèlement accepté un accord amiable engageant ses membres actifs à ne plus publier de recommandations sur les prix et à s’abstenir de tout échange d’information sur les prix et les tarifs.

 

Christelle Héritier, avocate

 

[1] Rapport annuel 2018 de la Commission de la concurrence (COMCO) (selon l’art. 49, al. 2, de la loi sur les cartels) ; Communiqué de presse de la COMCO du 2 avril 2019 ; www.weko.admin.ch ; Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO ; Prof. Dr Vincent Martenet, La pratique de la COMCO en matière de cartels de soumission, XIème Ateliers de la concurrence, Lausanne, 10 mai 2012, Présentation PowerPoint.

[2] Rapport annuel 2018 de la Commission de la concurrence (COMCO) (selon l’art. 49, al. 2, de la loi sur les cartels), p. 3,

[3] Vincent Martenet, Andreas Heinemann, Droit de la concurrence, Quid iuris ?, Schulthess 2012, p.73-74

[4] MARTENET BOVET TERCIER, Droit de la concurrence, Commentaire Romand, 2ème édition, Helbing Lichtenhahn, CLERC ad art. 5 LMI

[5] A ce propos, selon Emmanuel Combe, la question de la stabilité d’un cartel peut être appréhendée dans le cadre de la théorie des jeux. Sur ce point : COMBE, Cartels et Ententes, Que sais-je, édition puf, p. 19 ss.

[6] Rapport annuel 2018

[7] Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO

[8] MARTENET BOVET TERCIER, Droit de la concurrence, Commentaire Romand, 2ème édition, Helbing Lichtenhahn, CLERC ad art. 5 LMI

[9] Rapport annuel 2018

[10] Projet-LMP, Procédure de consultation disponible à l’adresse :  https://www.bkb.admin.ch/bkb/fr/home/oeffentliches-beschaffungswesen/revision-des-beschaffungsrechts.html

[11] BOVET / KËLLEZI, Revue du Droit de la construction et des marchés publics, 2019, p. 9 ss. De leur point de vue : « Les débats parlementaires pourraient cependant améliorer cette disposition sur deux points : d’une part, en s’inspirant de la jurisprudence européenne, préciser le point de départ de cette période de cinq ans ; d’autre part, réserver aux violations du droit de la concurrence le même traitement qu’aux actes de corruption, à savoir une exclusion valant pour les marchés de tous les adjudicateurs de la Confédération et non une limitation aux « marchés de l’adjudicateur concerné ».

[12] Art. 49a et suivants LCart.

[13] POLTIER, Droit des marchés publics, Stämpfli 2014, p. 351-352 n.554

[14] Rapport annuel 2018

[15] Index de rapport d’enquête :https://www.weko.admin.ch/weko/fr/home/documentation/droit-et-politique-de-la-concurrence-en-pratique–dpc-.html#646461472

[16] Rapport annuel 2018 de la Commission de la concurrence (COMCO) (selon l’art. 49, al. 2, de la loi sur les cartels) ; Communiqué de presse de la COMCO du 2 avril 2019 ; www.weko.admin.ch ; Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO ; Prof. Dr Vincent Martenet, La pratique de la COMCO en matière de cartels de soumission, XIème Ateliers de la concurrence, Lausanne, 10 mai 2012, Présentation PowerPoint.

[17] Rapport annuel 2018

[18] Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO ; Prof. Dr Vincent Martenet, La pratique de la COMCO en matière de cartels de soumission, XIème Ateliers de la concurrence, Lausanne, 10 mai 2012, Présentation PowerPoint.

[19] Idem Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019

[20] Rapport annuel 2018

 

 

 

 

 

Réseaux criminels et blanchiment : Le scandale PDVSA

lundi 06 Mai 2019

De Chloé Etienne

La place financière suisse se trouve depuis plusieurs années au centre de différentes affaires de criminalité économique liées au blanchiment d’argent, au détournement de fonds et à la corruption. Les dernières affaires les plus médiatisées étant celles de Petrobras1, de la FIFA, du fonds souverain malaisien 1MDB2 et plus récemment, du scandale lié au détournement de fonds de l’entreprise étatique du Venezuela PDVSA.

Pourtant le Conseil fédéral suisse continue de renforcer son arsenal juridique en matière de lutte contre le blanchiment d’argent dans le but de préserver l’intégrité de la place financière. En effet, la Suisse suit les recommandations du GAFI et met régulièrement à jour ses dispositions, notamment avec les modifications de la Loi sur le blanchiment d’argent en 2016 ou encore les révisions de l’Ordonnance sur le blanchiment d’argent et de la Convention de diligence des Banques prévues en 2020. Les intermédiaires financiers se préparent à devoir appliquer des obligations de diligence plus strictes et le régulateur maintient un contrôle rigoureux sur ses assujettis.

Dès lors, nous pouvons nous demander comment les réseaux criminels peuvent continuer à utiliser la place financière suisse alors que les dispositions nécessaires à la lutte contre le blanchiment d’argent forment un arsenal complet et sont sans cesse révisées. La dernière affaire liée au groupe pétrolier étatique vénézuélien nous permet de répondre en partie à cette question.

Comment les réseaux criminels contournent-ils les réglementations ?

Au cours de l’année 2018, plusieurs individus ont plaidé coupables dans cette affaire et les documents publiés par le US Department of Justice (DoJ) nous permettent de détailler certaines méthodes utilisées pour contourner les dispositions en place.

  • Fausses cessions de créances : l’une des méthodes utilisées dans l’affaire de détournement de fonds et de blanchiment d’argent de PDVSA était le fait de céder des créances avec une clause bien spécifique. Différents contrats de prêts auraient été signés entre PDVSA et des sociétés appartenant aux « conspirateurs », des individus pour lesquels les charges n’ont pas encore été confirmées. Ces sociétés devaient prêter des fonds à PDVSA et les contrats étaient signés au sein de la société étatique par des employés corrompus faisant partie de ce réseau. Les droits sur les créances étaient ensuite cédés à d’autres entités appartenant aux mêmes individus non sans avoir ajouté une clause spéciale dans les contrats de cession. Cette clause spéciale permettait de demander à PDVSA un remboursement 10 fois supérieur au montant initialement prêté, simplement en ayant cédé les droits de créance d’une entité à une autre3. De ce fait, les USD 60 millions prêtés devenaient USD 600 millions, qui étaient ensuite blanchis.
  • Conclusions de faux contrats de prêt : une autre méthode utilisée consistait à signer des contrats de prêts entre individus ou sociétés et selon les documents officiels du DoJ, à ne jamais les rembourser. Dans le cas où une banque pose des questions concernant les flux de fonds, il sera possible de démontrer que les transactions en question ont un but. De la documentation peut dans ce cas être fournie pour le justifier4.
  • Création et utilisation de documents falsifiés : cela semble être une pratique courante. Les membres de ces réseaux savent que de la documentation peut leur être demandée, ils n’hésitent donc pas à créer de faux contrats afin de les mettre à disposition des banques notamment, en dépit des règles concernant les faux dans les titres5.
  • Utilisation d’hommes de paille pour ne pas apparaître en tant qu’ayant droit économique sur les relations bancaires enregistrées dans les différents intermédiaires financiers utilisés6.
  • L’activité professionnelle effective des individus semble aussi parfois modifiée afin de passer inaperçue lors de l’entrée en relation avec des banques. L’un des membres du réseau admet devant le DoJ qu’il sait comment faire pour contourner le statut de personne politiquement exposée (PEP) avec lequel la banque doit le codifier.

Les membres des réseaux criminels ont donc bien assimilé les enjeux liés à la justification des flux de fonds auprès des intermédiaires financiers qu’ils utilisent. Ils semblent avoir compris que tout doit être expliqué et plausible, dans le but de contourner la réglementation en vigueur.

Le défi des intermédiaires financiers est de pouvoir détecter dans ces activités tout lien avec ce type d’organisations criminelles, que ce soit lors d’ouvertures de relations ou lors de la revue de transactions considérées comme à risques par les banques par exemple.

Le défi pour les intermédiaires financiers

Les intermédiaires financiers doivent prendre conscience que les réglementations et procédures en vigueur peuvent être contournées par les différents réseaux criminels. Il est nécessaire que le système bancaire suisse conserve son intégrité et donc que la réglementation soit appliquée avec rigueur.

Dans le cas d’une ouverture de compte, il est primordial qu’une banque puisse légitimer la source des fonds et évaluer les risques conformément à ce qui lui est demandé dans l’article 6 al.1 et 2 LBA. Dans le cas qui nous occupe ici, les obligations des banques sont d’autant plus renforcées, car elles traitent souvent avec des PEP7. En effet, l’affaire PDVSA aurait particulièrement visé des PEP ayant détourné des fonds de la société étatique pétrolière.

L’article 6 al.2 let b LBA impose aux intermédiaires financiers de clarifier l’arrière-plan économique et le but des transactions si elles paraissent inhabituelles sauf si leur légalité est manifeste. L’intermédiaire financier a le devoir d’effectuer des clarifications complémentaires auprès de ses clients, jusqu’à ce que le doute ou soupçon soit levé. Si le doute persiste ou si l’inconfort ne peut être levé, les mesures prévues sont l’exécution du devoir ou du droit d’annonce au Bureau de communication conformément à l’article 9 LBA ou 305 ter al 2 CP8.

Lors de la revue des transactions de leurs clients par exemple, les intermédiaires financiers doivent redoubler de vigilance quant aux justifications obtenues et à la plausibilité de celles-ci. Comme décrit dans l’arrêt de la Cour de droit pénal, 6B_503/2016 du 24 mai 2016, le seul fait d’obtenir un contrat de prestations de services ou contrat de consultant ne suffit pas. En effet, ici, la société en question aurait dû faire de plus amples vérifications, notamment en matière de compétence des contreparties et de fondement matériel des contrats. Il a été jugé non suffisant que l’intermédiaire financier ne vérifie pas les différents rapports périodiques et documents fournis parfois en langue étrangère, ni ne vérifie si les prestations ont été réellement fournies ou encore si les montants élevés correspondaient à une réalité économique. Une réalité formelle des corroborations demandées par la réglementation ne suffit donc pas à pouvoir assurer à l’intermédiaire financier que les flux de fonds enregistrés sur les portefeuilles de leurs clients étaient licites.

Il est donc nécessaire pour les collaborateurs des banques de garder à l’esprit l’aspect plausible d’une transaction ou d’un flux de fonds. Les contrôles mis en place doivent toujours être revus et modulés afin d’éviter aux intermédiaires financiers de se laisser dépasser par les techniques des réseaux criminels qui s’adaptent eux aussi sans cesse. La FINMA reconnait toutefois dans son rapport annuel 2018 que la prévention en matière de lutte contre le blanchiment d’argent s’est considérablement améliorée ces derniers temps9.

 

1 https://www.finma.ch/fr/news/2016/05/20160524-mm-bsi/

2 https://www.letemps.ch/economie/millions-corruption-venezuelienne-reposent-suisse

3 USA v. Francisco Convit Guruceaga, affidavit p.9

4 USA v. Francisco Convit Guruceaga, affidavit p.5-6

5 Article 251 Code pénal suisse

6 https://gothamcity.ch/2019/01/31/crise-au-venezuela-la-menace-americaine-saccentue-sur-  les-banques-suisses/

7 Article 2a al.1 LBA

8 Voir ATF du 21 mars 2018 1B_433/2017, consid. 4.9

9 https://www.finma.ch/fr/dossier-geldwaeschereibekaempfung/intensive-geldwaeschereiaufsicht/