Les logiciels en Suisse : pourquoi payer quand il suffit de pirater ?

lundi 23 Sep 2019

De Hector Sudan

« Télécharger des films piratés c’est du vol. Le vol est puni par la loi »[1]. Qui ne se souvient pas de cette campagne en ouverture de chaque film sur les DVD de l’époque ? D’aucuns diraient que cela ne s’applique pas en Suisse et c’est juste.

Le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur, même à partir de sources illicites, n’est pas punissable en Suisse[2]. Respectivement, la loi autorise cette pratique : pour un usage privé, à des fins personnelles, à des fins pédagogiques, au sein d’entreprises et administrations publiques. Mais qu’en est-il des logiciels ? Ces derniers qui font désormais partie de notre quotidien, chez soi ou au travail. Il s’avère paradoxal à notre époque de nier leur ubiquité dans l’industrie moderne.

Il en existe pléthore sur le marché, en constante augmentation : payants, gratuits, avec ou sans publicités, libres, sous licences spécifiques, pour pratiquement tout système d’exploitation. Cependant, certains prédominent et sont considérés comme des références ; non pas tant pour leurs fonctionnalités que pour leur mise en exergue par des campagnes publicitaires omniprésentes. En conséquence, cette influence nous persuade qu’il s’agit des « meilleurs » et « seuls » logiciels répondant à notre besoin personnel ou professionnel.

En découle inéluctablement la question du prix qui va elle-même, peut-être, conduire à la déviance. Cette dernière peut prendre différentes formes : le contournement d’une utilisation gratuite limitée par la création d’adresses email multiples, l’utilisation d’une licence à but éducatif pour une activité lucrative et de façon plus radicale, le piratage pur et simple pour une utilisation sans contraintes, d’une durée illimitée. Avec l’avènement des sites de partage, notamment en « peer-to-peer », cette pratique est devenue accessible au plus grand nombre. Le logiciel payant recherché est souvent fourni avec un « crack » extrêmement bien documenté. Et nous y voilà, derrière l’ordinateur, persuadés de ne pas être inquiétés, déresponsabilisés vis-à-vis de nos actes, motivés par l’avarice et convaincus que ce n’est qu’une goutte d’eau parmi plusieurs milliards de chiffre d’affaires générés par ces entreprises.

Puisqu’on en parle, comment luttent-elles contre ces pratiques ? La Business Software Alliance (BSA) regroupe certains des plus grands éditeurs de logiciels au monde[3], tels Microsoft, Apple, Adobe, IBM, Intel, Oracle. « Elle protège la propriété intellectuelle et favorise l’innovation, contribue à ouvrir les marchés et à garantir une concurrence loyale, et crédibilise les technologies de l’information aussi bien auprès des consommateurs, des entreprises que des administrations gouvernementales »[4]. En Suisse aussi, des associations (Stop-Piracy, Association Suisse du Vidéogramme ASV, Association Suisse pour la lutte contre la piraterie SAFE) regroupent des acteurs de l’industrie et de l’audiovisuel pour sensibiliser le public et lutter contre ces pratiques.

Selon la dernière enquête mondiale de la BSA sur les logiciels[5], en Suisse et en 2017, le pourcentage de logiciels sans licence officielle représente 21%, soit 1 sur 5. Le manque à gagner des éditeurs s’élèverait à 393 millions de francs.

Au-delà des risques de sécurité inhérents au téléchargement sans précautions sur ces sites prétendument fiables, dont les conséquences techniques et financières ne seront pas abordées, se pose la question de l’illicéité de l’acte. Que dit la loi à propos des logiciels, quels sont les risques pour un particulier ou une entreprise qui utilise, partage, vend, par métier ou non, une copie pirate ou pirate un logiciel ?

Ce que dit la loi

La loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA ; RS 231.1)[6] ainsi que l’ordonnance du 26 avril 1993 sur le droit d’auteur et les droits voisins (ODAu ; RS 231.11)[7], couvrent globalement la protection des œuvres et leurs auteurs, mais aussi les activités liées au piratage de logiciels et l’utilisation de copies pirates. Dans le cadre d’une entreprise, « les art. 6 et 7 de la loi fédérale du 22 mars 1974 sur le droit pénal administratif s’appliquent aux infractions commises dans la gestion d’une entreprise, par un mandataire ou d’autres organes »[8]. Selon l’art. 6 al. 1 : « … les dispositions pénales sont applicables aux personnes physiques qui ont commis l’acte ».

Au préalable et selon l’art. 2, al. 3 LDA : « Les programmes d’ordinateur (logiciels) sont également considérés comme des œuvres. » Dès lors, la protection du droit d’auteur s’applique.

Les logiciels sont exclus de l’utilisation à des fins privées (art. 19, al. 4 LDA). Que ce soit à des fins personnelles, dans un cercle de personnes étroitement liées, pour l’enseignement, dans les entreprises ou administrations publiques, l’utilisation ou la reproduction n’est pas autorisée. Seul l’acheteur peut bénéficier d’une autorisation, dans le cadre licite selon l’art. 17 ODAu et dépendamment des conditions de la licence. Une exception demeure, selon l’art. 24, al. 2 LDA : « La personne qui a le droit d’utiliser un logiciel peut en faire une copie de sauvegarde ; il ne peut être dérogé à cette prérogative par contrat ».

La loi prévoit aussi une protection des mesures techniques (art. 39a LDA). Ces dernières sont utilisées pour limiter les copies, l’utilisation simultanée, la protection des parties essentielles du logiciel, le cryptage, etc. Il est clairement spécifié à l’art. 39a, al. 1 qu’ « Il est interdit de contourner les mesures techniques efficaces servant à la protection des œuvres et d’autres objets protégés ». De plus, selon l’art. 39a, al. 3, le fait de fabriquer, importer, proposer au public, posséder dans un but lucratif, aliéner ou mettre en circulation un dispositif, des produits ou des composants permettant le contournement des mesures techniques, est interdit.

Le piratage ou l’utilisation d’une copie pirate est une violation du droit d’auteur selon l’art. 67 LDA : « Sur plainte du lésé, est puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire ». Selon art. 67 al 2, « Si l’auteur d’une infraction au sens de l’al. 1 agit par métier, il est poursuivi d’office. La peine est une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou une peine pécuniaire. En cas de peine privative de liberté, une peine pécuniaire est également prononcée ».

A cela s’ajoute selon l’art. 69a la violation de la protection des mesures techniques ou de l’information sur le régime des droits « Sur plainte du lésé, est puni d’une amende… ». De même, selon l’art. 69a, al 2 « Si l’auteur de l’infraction agit par métier, il est poursuivi d’office. La peine est une peine privative de liberté d’un an au plus ou une peine pécuniaire ».

L’on peut arguer de l’art. 67, al. 1, let. c « modifie une œuvre » que le simple fait de contourner les mesures techniques peut impliquer une modification. De plus, afin de pouvoir pirater le logiciel en question, il est nécessaire d’en avoir une copie, ce qui viole directement le droit d’auteur (art. 67, al. 1, let. e). L’utilisation de copies pirates ou le piratage en lui-même sont donc frappés des deux interdictions. Néanmoins et compte tenu des multitudes de configurations possibles, systèmes de licences, contournements techniquement possibles, il serait intéressant qu’une instance judiciaire se prononce sur la question. L’interprétation sera sûrement dissemblable selon le contexte.

 

En conséquence : achat ou risque ?

Les recherches de jurisprudence fédérales ou cantonales en relation avec les articles 67 et 69a n’ont pas été suffisamment concluantes pour pouvoir s’y référer. Il semble que les tribunaux suisses n’ont pas encore eu l’occasion de se prononcer expressément sur un cas de piratage. Certains arrêts y faisaient référence à différents niveaux, sans pour autant que leur objet principal soit concentré sur le sujet (voir simplement l’utilisation non autorisée hors cadre de la licence).

Ce manque de cas concrets de nature pénale en Suisse pourrait sous-tendre une volonté, notamment de la BSA et des acteurs de l’industrie, à rechercher un dialogue diplomatique avec les contrevenants, les incitant à se mettre en règle avec leurs licences, plutôt que de les faire sanctionner.

À noter que les violations de droit d’auteur ont pratiquement toutes une répercussion pénale. Dès lors, cela en vaut-il la peine ? Il existe énormément de logiciels libres qui peuvent être utilisés sans contraintes, même dans le cadre d’activités commerciales et qui répondent pour la plupart aux principaux besoins. Par conséquent, sommes-nous vraiment obligés de céder à ceux qui monopolisent le marché juste par ce qu’ils sont une référence ? Cela dépendra aussi en grande partie des moyens financiers, mais la publicité n’y est pas pour rien.

Le 22 mai 2001, le Parlement européen et le Conseil de l’Union ont adopté une directive[9] qui donna l’impulsion aux pays membres pour la modernisation de leurs législations nationales, en matière de droit d’auteur. Contrairement à nos voisins[10], la loi suisse souffre encore de lacunes, notamment concernant l’exception de la copie privée, qui autorise à télécharger ou « streamer » du contenu tel que de la musique ou des films, même s’il provient de sources illégales. Une des conséquences est l’inscription de la Suisse sur « la liste de surveillance des partenaires commerciaux »[11] qui, du point de vue des États-Unis, ne possèdent pas de réglementations suffisantes pour la protection des droits de propriété intellectuelle. Une autre conséquence non négligeable touche directement les artistes qui sont inéluctablement pénalisés financièrement pour une œuvre qu’ils ont produite. Quand bien même des groupes de travail visant à flirter avec la conformité européenne se mettent en place[12], l’évolution n’est pas prévue pour demain.

Et vous, avez-vous quelque chose à vous reprocher ?


Federation Against Copyright Theft and the Motion Picture Association of America in cooperation with the Intellectual Property Office of Singapore (2004, July), Piracy. It’s a crime.

Business Software Alliance. (s.d.). Les membres de la BSA. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.bsa.org/about-bsa/bsa-members

Business Software Alliance. (s.d.). À propos de la BSA. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.bsa.org/about-bsa

Business Software Alliance. (2018, juin). BSA Global Software Survey. Récupéré sur https://ww2.bsa.org/~/media/Files/StudiesDownload/2018_BSA_GSS_Report_A4_en.pdf

Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA ; RS 231.1), Etat le 1er janvier 2017. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19920251/

Ordonnance du 26 avril 1993 sur le droit d’auteur et les droits (ODAu ; RS 231.11). Etat le 1er janvier 2018. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19930114/index.html

Loi fédérale du 22 mars 1974 sur le droit pénal administratif (DPA ; RS 313.0). Etat le 1er janvier 2019. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19740066/index.html

AGEFI (2017, décembre). Renforcement de la lutte contre le piratage. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.agefi.com/quotidien-agefi/une/detail/edition/2017-12-06/article/droit-dauteur-alors-que-la-revision-de-la-lda-est-en-cours-la-suisse-se-trouve-dans-le-viseur-des-etats-unis-466299.html

USTR. (2016, avril). USTR Releases Special 301 Report on Protection of American Intellectual Property Rights Across the World. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://ustr.gov/about-us/policy-offices/press-office/press-releases/2016/april/ustr-releases-special-301-report

Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Etat le 22 juin 2001. Récupéré sur https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32001L0029

L’Obs. (2012, 1 octobre). Du Japon à l’Italie, le tour du monde des Hadopi. Récupéré le 22 juillet, 2019, de https://o.nouvelobs.com/high-tech/20121001.OBS4158/du-japon-a-l-italie-le-tour-du-monde-des-hadopi.html

Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle. (s.d.). Groupe de travail AGUR12. Récupéré le 18 juillet, 2019, de https://www.ige.ch/fr/droit-et-politique/evolutions-nationales/droit-dauteur/revision-du-droit-dauteur/groupe-de-travail-agur12.html

Denis Barrelet, Cilli Egloff | Le nouveau droit d’auteur | 3e éd. | 2008

Jacques de Werra | Défis du droit d’auteur dans un monde connecté | sic! 2014 p. 194

Inge Hochreutener | Propriété intellectuelle / «L’âme des Poètes» ou l’avenir du droit d’auteur dans un monde sur lequel règne le «copier-coller» | 2011 | p. 159-176


[1] Federation Against Copyright Theft and the Motion Picture Association of America in cooperation with the Intellectual Property Office of Singapore (2004, July), Piracy. It’s a crime.

[2] Art 19, Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA) ; RS 231.1, Etat le 1er janvier 2017. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19920251

[3] Business Software Alliance. (s.d.). Les membres de la BSA. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.bsa.org/about-bsa/bsa-members

[4] Business Software Alliance. (s.d.). À propos de la BSA. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.bsa.org/about-bsa

[5] Business Software Alliance. (2018, juin). BSA Global Software Survey. Récupéré sur https://ww2.bsa.org/~/media/Files/StudiesDownload/2018_BSA_GSS_Report_A4_en.pdf

[6] Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA ; RS 231.1), Etat le 1er janvier 2017. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19920251/

[7] Ordonnance du 26 avril 1993 sur le droit d’auteur et les droits (ODAu ; RS 231.11), Etat le 1er janvier 2018. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19930114/index.html

[8] Loi fédérale du 22 mars 1974 sur le droit pénal administratif (DPA ; RS 313.0), Etat le 1er janvier 2019. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19740066/index.html

[9] Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Etat le 22 juin 2001. Récupéré sur https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32001L0029

[10] L’Obs. (2012, octobre). Du Japon à l’Italie, le tour du monde des Hadopi. Récupéré le 22 juillet, 2019, de https://o.nouvelobs.com/high-tech/20121001.OBS4158/du-japon-a-l-italie-le-tour-du-monde-des-hadopi.html

[11] USTR. (2016, avril). USTR Releases Special 301 Report on Protection of American Intellectual Property Rights Across the World. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://ustr.gov/about-us/policy-offices/press-office/press-releases/2016/april/ustr-releases-special-301-report

[12] Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle. (s.d.). Groupe de travail AGUR12. Récupéré le 18 juillet, 2019, de https://www.ige.ch/fr/droit-et-politique/evolutions-nationales/droit-dauteur/revision-du-droit-dauteur/groupe-de-travail-agur12.html

Les faillites frauduleuses au cœur d’un message adopté par le Conseil fédéral

mardi 17 Sep 2019

Par Vincent Sommer

Le projet suffira-t-il à enliser, au moins partiellement, ce phénomène chronophage et extrêmement coûteux ou devons-nous dès à présent développer d’autres outils ?

Après un précédent article sur ce blog en 2018, voici un thème toujours actuel puisque, plusieurs années après avoir été chargé par une motion d’élaborer une base légale permettant de lutter contre les faillites frauduleuses en chaine, le Conseil fédéral a adopté en ce début d’été 2019 un message[i] poursuivant cet objectif ambitieux et dont l’arme principale sera d’empêcher la récidive du délinquant en le frappant d’une interdiction d’exercer une activité[ii].  

Si à sa lecture, cette formule semble offrir un début prometteur, une fois les obstacles de la mise en œuvre concrète passés, c’est sa réelle efficacité sur laquelle plane un doute important. Il faut d’abord rappeler que cette interdiction est une mesure du code pénal (ci-après : « CP ») et qu’elle ne peut être prononcée que contre un auteur condamné à une peine privative de liberté de plus de six mois. Cette disposition ne pourra donc pas empêcher les premières faillites frauduleuses puisqu’il faudra attendre une telle condamnation, qui plus est assortie de l’interdiction d’exercer une activité.

    

La prévention et répression, deux piliers également dans ce domaine

En amont à cette interdiction et pour améliorer significativement les efforts dans le domaine, l’axe de la prévention a été abordé et permettra aux futurs créanciers de se renseigner plus facilement sur leur client, le registre du commerce bénéficiant avec ce projet d’une modification notable : la possibilité de rechercher en ligne non seulement les raisons de commerce, mais également dans le futur les personnes physiques afin de voir dans quelles sociétés celles-ci sont ou, surtout, ont été impliquées. Libre à chacun ensuite d’évaluer le risque d’un défaut de paiement ou d’exiger des conditions différentes telles qu’un prépaiement ou la fourniture de garanties par exemple.

L’axe de la répression quant à lui exige d’abord que la poursuite pénale soit lancée et c’est certainement là que les efforts devront être concentrés. Les collaborateurs des nombreux offices cantonaux, de district ou d’arrondissement doivent être capables de porter les bons soupçons sur les cas de faillites douteux pour les rapporter à l’autorité pénale. Cette capacité présuppose la compétence de savoir quels sont les indices pertinents mais également et surtout le temps nécessaire au traitement correct des nombreux cas, car la tendance est nette : leur nombre ne cesse de progresser si l’on interprète les données de l’Office fédéral de la statistique, les ouvertures de faillites étant en progression en moyenne de 3% par an ces 10 dernières années pour passer de 10’913 en 2009 à 13’971 en 2018 (+28%).

Ouvertures de faillites en Suisse, après déduction des dissolutions (Art. 731b CO)

Source : Office fédéral de la statistique – Statistique des poursuites et des faillites © OFS – 2019

Relevons que, toujours à la lecture des chiffres de l’OFS, le montant total des pertes au préjudice de l’ensemble des créanciers s’élève entre 2009 et 2018 à plus de 22 milliards de francs.

    

Des condamnations en forte hausse

Quelques constats s’imposent en s’intéressant à la statistique des condamnations pénales pour la période 2009 – 2018, en lien avec les crimes et délits dans la faillite et la poursuite pour dettes, à savoir :

  • Art. 163 CP (Banqueroute frauduleuse et fraude dans la saisie) 1’961
  • Art. 164 CP (Diminution effective de l’actif au préjudice des créanciers) 396
  • Art. 165 CP (Gestion fautive) 1’440
  • Art. 166 CP (Violation de l’obligation de tenir une comptabilité) 2’140
  • Art. 167 CP (Avantages accordés à certains créanciers) 171
  • Art. 168 CP (Subornation dans l’exécution forcée) 1
  • Art. 169 CP (Détournement de valeurs patrimoniales mises sous main de justice) 10’317
  • Art. 170 CP (Obtention frauduleuse d’un concordat judiciaire) 1

Tout d’abord, les quatre premières infractions visent des comportements qui ont lieu avant l’ouverture de la faillite alors que les quatre dernières concernent des délits commis principalement durant la procédure. Au sujet de ces dernières, les délits poursuivis aux 168 et 170 CP semblent peu commis ou difficiles à établir et à poursuivre car une seule condamnation pour chacun d’eux est entrée en force en 10 ans. On constate un nombre important de condamnations à l’art. 169 CP, qui réprimande celui qui « dispose d’une valeur patrimoniale saisie ou séquestrée, inventoriée dans une poursuite pour dettes ou une faillite » et cause ainsi un dommage aux créanciers. Cela peut s’expliquer par la facilité de l’établissement des faits, car l’actif a été inventorié, les personnes y ayant accès sont connues et l’actif disparait avant la fin de la procédure.  

Intéressons-nous plus précisément aux condamnations liées à un comportement commis avant la liquidation de la société. On voit que leur nombre a plus que doublé en 10 ans, laissant penser que la poursuite pénale est une voie plus facilement empruntée aujourd’hui.

Source des données : Office fédéral de la statistique – Statistique des condamnations pénales (SUS) © OFS – 2019

    

Un profil-type standard

Pas de grande surprise sur ce point. Du côté de l’abus à la procédure de faillite également, le fraudeur est un homme (85%) âgé de 45 à 60 ans. De par la nature de ces infractions et la fonction d’organe d’une société, il est toujours majeur et doit être cadre. Cela ne remet donc pas en cause les chiffres des différentes études[iii]. La figure ci-dessous illustre ce constat.


Source des données : Office fédéral de la statistique – Statistique des condamnations pénales (SUS) © OFS – 2019

    

Des procédures cantonales différentes ?

Dernier constat : les cantons ne sont pas égaux et certains résultats laissent apparaître l’application de processus différents. En comparant par canton les clôtures de faillites de ces 10 dernières années, les crimes et délits en lien avec la faillite et la poursuite pour dettes portés à la connaissance des polices ressortant de la Statistique policière de la criminalité (SPC) et la statistique des condamnations pénales pour les mêmes infractions et période, on remarque que dans certains cantons (VD, FR, JU, NW par exemple) les offices s’adressent directement aux Ministères publics sans passer par la police, laquelle n’est pas souvent requise par les procureurs pour des investigations supplémentaires. Les infractions dénoncées à la police sont en effet quasi nulles par rapport aux nombre de clôtures de faillites et aux condamnations, selon l’ordre d’idée donné par le tableau suivant. De plus amples recherches pourraient donner une réponse à cette question qui reste ouverte : quelles en sont les causes et, surtout, les conséquences ?

Source des données :

Clôtures : © OFS – 2019 : Statistique des poursuites et des faillites, y compris clôtures relatives aux dissolutions.

Infractions : © OFS – 2019 : Statistique policière de la criminalité STAT-TAB, art. 163 à 170 CP, par canton, entre 2009 et 2018.

Condamnations : © OFS – 2019 : Statistique des condamnations pénales (SUS)

   

Du temps et de l’argent…

Forts de ces considérations, on constate que les efforts ont réellement débuté il y a quelques années tant au niveau des efforts engagés dans la poursuite pénale qu’au niveau législatif. Le projet est concret mais l’organisation et les ressources sont encore trop faibles pour lutter contre ce fléau qui coûte cher, un montant que nous ignorons encore mais qui est évidemment compris dans les plus de 2 milliards par an de dommages causés par l’ensemble des faillites.

Il faudrait avoir le temps d’examiner avec attention chaque faillite pour détecter ces retraits en espèces injustifiés figurant dans les relevés bancaires ou pour voir ces véhicules figurant dans les apports en nature être mis hors circulation peu avant la faillite et transférés à la société suivante, sans laisser de trace. Pour essayer de tracer ces outils qui passent de société en société, à chaque fois réévalués et apportés en nature avant d’être sortis des comptes, sous réserve qu’une comptabilité soit tenue…

A défaut de temps, pourquoi ne pas envisager de s’appuyer sur l’analyse de données et l’intelligence artificielle pour que soient automatiquement mis en évidence les indices pertinents dans les dossiers qui, par la force des choses sont ou seront de plus en plus numérisés, avec la création automatique d’un projet de dénonciation incluant des propositions de blocage ou saisie d’avoirs, la préparation de procès-verbaux d’audition ou d’autres demande de mesures d’instruction à l’autorité pénale.

Il faut donc rester pragmatique : axer sur la formation et la sensibilisation des collaborateurs, mettre à disposition des ressources nécessaires et développer des solutions informatiques pour détecter les comportements sur la base d’indices ou de critères définis. Mais même si de tels projets pouvaient commencer maintenant, il faudra encore du temps et de l’argent pour diminuer ces pertes colossales.


[i] Communiqué de presse du Conseil fédéral du 26.06.2019 https://www.ejpd.admin.ch/ejpd/fr/home/aktuell/news/2019/2019-06-26.html

[ii] Art. 67a CP

[iii] A ce sujet notamment, KPMG, « Profil du fraudeur en entreprise », 2016 https://home.kpmg/fr/fr/home/media/press-releases/2016/07/profil-du-fraudeur-en-entreprise.html